Kyiv, de notre envoyée spéciale - Les autres filles incarnent le mouvement, elle en est la tête pensante. C'est dans la coulisse, loin du crépitement des flashs, qu'Anna Hutsol, petite rousse de 27 ans au visage sévère, tire les ficelles du mouvement. Depuis que Femen est devenue une entreprise, elle agit en patronne. Toujours fourrée au Café Cupidon, où les activistes ont leurs habitudes, elle se défend d'être "la chef", mais reconnaît volontiers qu'il a fallu à un moment "se partager le travail". "Mais je ne suis pas Loukachenko", affirme en souriant la jeune femme en faisant allusion au dictateur biélorusse.
Lire : Femen, les activistes aux seins nus
Comme Sasha Chevtchenko et Oksana Chatchko, Anna Hutsol est née dans l'oblast de Khmelnitski. Sa famille, installée dans un petit village d'un millier d'âmes, vit modestement de la culture de son potager et de l'élevage de quelques bêtes. "J'ai grandi dans les années 1990, se souvient-elle. La situation économique était très dure. Après la chute de l'URSS, beaucoup d'hommes se sont retrouvés au chômage. Ils buvaient trop, ce sont les femmes du village qui assuraient la survie de la famille."
La jeune fille, elle, entre à l'université après le divorce de ses parents. Inscrite en sociologie, elle fréquente plusieurs associations estudiantines. Quand a-t-elle décidé de s'engager plus avant dans la lutte pour le droit des femmes ? Difficile à dire. Peut-être le jour où, assise sur un banc à Khmelnisti, elle regardait défiler les couples qui sortaient du bureau d'enregistrement des mariages. "Je les observais, heureux, se tenant par la main. Les filles étaient très jeunes, à peine 16 ou 17 ans. Leur vie venait de se terminer, et elles ne s'en rendaient pas compte", dit-elle.
Si elles ont souvent une activité professionnelle, les femmes ukrainiennes, telles que les dépeint Anna, ont peu d'espace pour s'exprimer en dehors du foyer. "Elles se satisfont d'un règne domestique. C'est très difficile de leur faire comprendre à quel point elles sont discriminées." Pour mieux combattre cette inertie, la jeune fille se plonge dans les œuvres de Friedrich Engels et August Bebel. La Femme et le socialisme l'inspire particulièrement. Plusieurs fois, elle parcourt le texte, organise des comités de lecture. "En comparant la situation de nos mères avec celles des femmes aux XIXe siècle, on se disait que peu de choses avait changé", explique-t-elle.
"POUR QU'UNE ORGANISATION SOIT ENTENDUE, ELLE DOIT ÊTRE POPULAIRE"
Au sein de Nouvelle Ethique, une association composée uniquement de filles, la militante en herbe met sur pied des conférences sur l'égalité des sexes, monte des expositions de photos prises par des femmes, organise des jeux de culture générale. Sasha et Oksana participent aux séances et c'est la grande blonde qui reprend le flambeau quand Anna décide en 2007 de quitter sa province pour la capitale. Arrivée à Kyiv, elle travaille pendant un an "dans le show-business", avec des stars de la chanson comme Tina Karol ou le groupe Quest Pistols. "Ça ne me plaisait pas, mais j'ai compris beaucoup de choses : pour qu'une organisation soit entendue, elle doit être populaire. Il faut susciter des émotions, de l'excitation. Les gens s'intéresseront toujours plus à la couleur des culottes de Tina Karol qu'aux conférences sur le féminisme."
Lire : "Est-ce que le public y voit autre chose que des seins ?"
Après la fondation de Femen, en 2008, Anna Hutsol mise donc sur ces relations dans le milieu du spectacle pour attirer l'attention. Rapidement, elle réalise que les jeunes filles n'ont pas besoin de ces marraines de circonstance pour intéresser les médias. Leur première sortie déguisées en prostituées pour protester contre le boom du tourisme sexuel marque les esprits. "L'Ukraine n'est pas un bordel", clament-elles, accusant le gouvernement d'avoir favorisé la prostitution en supprimant les visas d'entrée dans le pays pour les Occidentaux.
D'après une étude menée par l'Institut international de sociologie de Kyiv, une prostituée ukrainienne sur huit est une étudiante ou une lycéenne. A Kyiv, le chiffre serait bien plus élevé. Selon les estimations présentées par Anna, 60 % des filles qui se vendent dans la capitale vont à l'université. "Les conditions économiques sont telles que certaines n'ont pas le choix. Les étrangers pensent qu'ils peuvent les acheter pour le prix d'un cocktail. Ils arrivent sur des vols low cost et harcèlent les filles. Tous les jours, il y en a une qui nous raconte avoir été abordée de la sorte."
Conscientes que la situation risque d'empirer avec la venue des supporters de l'Euro 2012 de football, les membres de Femen ne cessent, depuis deux ans, de réclamer une compétition "sans prostitution". L'UEFA fait la sourde oreille, elles insistent. "Les revenus illégaux de la prostitution ont représenté en 2008 entre 750 millions et 1 milliard de dollars. Ils sont estimés à 1,5 milliard en 2010. Vu la corruption qui règne dans le pays, les hommes politiques et certains fonctionnaires en profitent forcément", affirme Anna.
Si la dénonciation de ce marché trouble est au cœur des activités de Femen, le groupe se distingue également dans une multitude de combats. A l'issue de leurs performances, les activistes sont régulièrement arrêtées. "Avant 2010, nous avions des relations pacifiées avec la police, mais depuis que nous manifestons contre l'absence de femmes dans le gouvernement d'Azarov, les face-à-face sont plus tendus." Alors, Anna s'occupe de parlementer avec les autorités, contacter les avocats, régler les amendes.
"Je laisserais volontiers tomber tout ça pour retourner sur le terrain", assure-t-elle. Mais à en croire son ami Viktor Sviatski, 34 ans, la jeune rousse est surtout "une grande théoricienne" de l'agit-prop. "Elle a révolutionné tous les stéréotypes de la publicité. Avec des moyens limités, elle a fait de Femen le mouvement d'activistes le plus célèbre d'Ukraine. Ces filles sont comme la Marianne de Delacroix." En révolution.
Elise Barthet
Via: lemonde.fr
Short link: Copy - http://whoel.se/~ox1ZT$ab