Aux seins nus des Femen, elles préfèrent la toge blanche de l’héroïne de Sophocle. Les « Antigones » sont jeunes et comptent une vingtaine de membres. C’est le 25 mai dernier, en tentant de s’introduire dans le QG du mouvement féministe Femen, au Lavoir moderne parisien, qu’elles se sont fait connaître du grand public. Le lendemain, elles publiaient une vidéo revendiquant la « complémentarité de l’homme et de la femme », et affirmaient prudemment que la religion pouvait être « le chemin de la liberté et de la réalisation de soi ». Deux jours plus tard, l’une d’entre elles, étudiante en droit de 21 ans, désormais connue sous le nom d’emprunt d’Iseul Turan, racontait dans Valeurs actuelles comment elle avait infiltré les Femen plusieurs mois, pour « mieux les critiquer ». Dans le manifeste publié sur leur site, elles précisent leur pensée : « Nous, Antigones, privilégions la légitimité sur la légalité. Si des lois écrites par des hommes outrepassent les lois naturelles – c’est-à-dire les normes non écrites qui sont le socle de l’expérience humaine – nous avons le devoir de nous rebeller. »
Dans la pièce de Sophocle, écrite au Ve siècle avant notre ère, Antigone se rebelle contre un édit de son oncle Créon, roi de Thèbes, interdisant à quiconque d’enterrer son frère Polynice, et d’accomplir les rites classiques dus à un mort. Dans un dialogue avec Créon, elle explique son geste, qui lui vaudra d’être emmurée vivante : « Créon. – Et ainsi, tu as osé violer ces lois. Antigone. – C’est que Zeus ne les a point faites, ni la justice qui siège auprès des dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits puissent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. » Un passage auquel fait référence, sur la page d’accueil de son site, le Printemps français, la partie radicale du mouvement d’opposition à la loi Taubira.
Ce n’est pas la première fois que le mythe d’Antigone est utilisé pour appuyer certaines revendications politiques ou sociétales. Il semble, de fait, particulièrement parlant pour faire valoir l’existence d’une loi morale immuable, supérieure à celle édictée par les hommes, laquelle serait par définition changeante et soumise aux rapports de force du moment. En 1948, Charles Maurras, le père spirituel de la droite nationaliste française, publiait ainsi un petit essai, Antigone, vierge-mère de l’ordre. « C’est elle (Antigone) qui incarne les lois très concordantes de l’homme, des dieux, de la cité, écrivait-il. Qui les viole et les défie toutes ? Créon. L’anarchiste, c’est lui. »
Face au chaos des préférences individuelles incarnées par Créon, Antigone venait en quelque sorte, par son témoignage, sauver l’ordre juste. En soulignant par ailleurs la virginité d’Antigone, Maurras convoquait en creux une autre référence de poids : Jeanne d’Arc, devenue comme on sait l’emblème de l’extrême droite, après avoir été celle de la République résistant aux envahisseurs.
Mais le mythe d’Antigone est aussi celui du « droit de résistance ». La minorité refusant les choix de la majorité entre ainsi facilement dans les habits de la nièce de Créon. C’est la réécriture qu’a choisie Jean Anouilh dans sa célèbre adaptation de la tragédie grecque. Remise au goût du jour, avec un langage moderne et des costumes contemporains, sa pièce fait écho au contexte de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande. Après la première représentation, en février 1944, au théâtre de l’Atelier de Paris, elle suscite un réel enthousiasme : Antigone est clairement perçue comme une figure de la Résistance face à l’occupant allemand. Très vite, pourtant, la polémique surgit.
Le Créon d’Anouilh est plus ambigu que celui de Sophocle. Il n’apparaît plus vraiment comme un tyran inexcusable, mais comme un homme victime de sa charge. « Créon voudrait bien sauver sa nièce. Mais bon, il y a la loi, et la loi est pour tout le monde, même pour les gens de la famille. Il y a donc des côtés pétainistes dans son personnage », explique Jean-Yves Guérin, professeur de lettres à Paris-III et auteur de Pour une lecture politique de l’Antigone de Jean Anouilh (Études littéraires, volume 41, n° 1). « Anouilh est un auteur extrêmement roublard : on y trouve un peu ce que l’on veut, poursuit-il. Certains y voient un appel à la résistance, d’autres disent que la pièce fait l’éloge du moindre mal et de la raison d’État. »
Auteur marxiste, Bertolt Brecht posera moins de problèmes d’interprétation. C’est de retour en RDA, en 1948, après avoir été contraint à l’exil par les nazis, qu’il écrit sa propre version d’Antigone, fable illustrant la chute du IIIe Reich. La résistance est au cœur de l’œuvre, et son Antigone est une femme ordinaire qui tente de s’opposer, en vain, au pouvoir arbitraire d’un tyran. Martyre, résistante, mais aussi, n’en déplaise à ses modernes admiratrices… féministe ! « Antigone est une figure qui défie l’autorité patriarcale de l’État, qui refuse de se soumettre à la loi du souverain et du chef de famille », écrivent Sarah Bracke et María Puig de la Bellacasa, dans le Féminisme du positionnement (Cahiers du genre n° 54). D’ailleurs, Judith Butler, ennemi numéro 2, s’il en est, des Antigones (après les Femen), l’une des principales représentantes des études de genre, s’est elle-même intéressée de près à l’héroïne de Sophocle. Dans Antigone : la parenté entre vie et mort (Epel, 2003), elle écrit : « Son nom d’anti-gonè (contre la génération) ne désigne-t-il pas le trouble qu’elle jette, tant par ses paroles que par ses actes, dans l’ordre de la famille hétéronormée et dans la répartition des genres sexués ? »
On le voit, Antigone est une figure décidément complexe. Dans ces conditions, peut-être faut-il s’en tenir à la littérature. Comme le disait l’Antigone d’Anouilh : « Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse à moi, votre politique, votre nécessité, vos pauvres histoires ? »
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