Caroline et les Femen

C'est à la fois l'histoire d'une fascination, l'histoire d'une femme belle comme une icône et dure comme l'acier, et une histoire de notre époque. Elle mêle l'Ukraine, Poutine, la Tunisie d'après le printemps et d'avant l'éclosion d'une démocratie qu'on devine possible, enfin. Elle rythme les batailles du mariage pour tous et celles de ses opposants, enchevêtre Notre-Dame et la Mosquée de Paris, la lutte radicale des Femen et la France démocratique.

Le livre de Caroline Fourest, "Inna", paru il y a deux semaines chez Grasset est un ovni. C'est un livre personnel et politique, attachant et irritant, militant et observateur. Assez passionnant pour le lire d'une traite, assez troublant pour faire réfléchir.

Caroline Fourest, est la journaliste et essayiste, menue, au visage juvénile, chroniqueuse à France Culture et au Huffington Post, souvent invitée sur les plateaux de télévision pour débattre avec intelligence et maîtrise, des sujets de société qui nous assaillent. Elle combat efficacement, par ses articles, par ses livres, les intégrismes religieux ou les extrêmes politiques, et bataille depuis toujours pour une laïcité exigeante. Elle est depuis des années la bête noire du FN et de Tariq Ramadan, et plus récemment de la frange très dure de la Manif pour Tous qu'elle n'hésite pas, avec courage, à affronter.

A l'occasion d'un film qu'elle tournait sur le mouvement Femen, Caroline Fourest décide de prolonger ses images par un livre sur Inna Schevchenko, 23 ans, la leader des Femen, hier à l'Est, aujourd'hui à Paris, devenu le QG international du mouvement. Ce sera en fait un livre sur elles deux, leurs échanges, leur amour, leur incompréhension. Elle plonge dans l'univers de la blonde romanesque pour la connaître, la comprendre. Elle va en sortir plus riche mais pleine de bleus en ayant essayé de la convaincre de se donner des limites.

Inna en a peu, très peu. "Un activiste c'est quelqu'un qui n'a pas de passé et pas de futur. Il vit au service de son objectif", explique Inna qui ne croit que dans l'action, à Caroline qui ne croit que dans les mots. Cette rencontre d'une passionnelle et d'une rationnelle impressionne et inquiète à la fois.

Le mouvement des Femen, né dans une Ukraine sortie du communisme mais non gagnée par la démocratie, a tout d'un mouvement post-marxiste, radical, total, adapté à une société bancale, devenue capitaliste, et toujours policière. Et Femen, dont les ennemis sont "l'industrie du sexe, les dictateurs et les religions qui ont toujours opprimé les femmes", s'adresse autant à Poutine, le maître caché de l'Ukraine, qu'à Ianoukovitch son président mal en point, à la prostitution dont se régalent les réseaux et les touristes, ou aux pays de la Méditerranée où la révolution peine à libérer les femmes. S'adresse-t-il autant aux démocraties occidentales? C'est la question qu'on ne cesse de se poser en prenant conscience du déchaînement de leur discours et de la véhémence de leur engagement.

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En France, ces activistes se fichent comme d'une guigne du ressenti d'une population qui n'est pas habituée à ces formes d'action qui tiennent de la performance, de la manifestation, ou du roman russe. Elles veulent imprimer leur mouvement à une société plus paisible que celle dont elles proviennent. Or, paisible est un mot qu'Inna ne connaît pas. "On n'est pas là pour être aimées" répond la leader des Femen qui enchaîne les actions aux seins nus, griffés de slogans vengeurs. Aussi bien dans Notre-Dame le jour du vote du mariage pour tous, qu'à la Mosquée de Paris, au risque de braquer les religieux et de faire condamner Amina, la Femen tunisienne emprisonnée, qu'elles sont venues pour libérer.

Tout au long du livre, on assiste à une histoire d'amour et de lutte entre une féministe bourgeoise et intellectuelle, dans la filiation de Simone de Beauvoir, et une desperada furieuse et révolutionnaire, en talons aiguilles, short effrangé et buste provocant, qui considère que l'abandon est une défaite et le fanatisme une vertu. Elle a été prise, par l'artiste qui l'a dessinée, comme modèle de Marianne, sur le timbre de l'année, ce qui déchaînait encore samedi à Paris, les protestations d'une droite extrême.

Une croisée. Une guerrière. Une amazone. Une kamikaze, qui pense qu'elle mourra jeune et prend tous les risques. Et c'est ce qui va éloigner Caroline, qui vit avec la terreur que la radicalité jusqu'auboutiste de son héroïne, bascule dans le terrorisme. "Et si Femen tournait mal comme c'est arrivé à tant de groupes d'extrême gauche?", s'interroge-t-elle alors que des images de bande à Baader hantent ses cauchemars.

Le livre est fort car il parle vrai. Il permet de comprendre des femmes qui, jusqu'ici ne donnaient à voir que leur apparence, nudité et slogans chocs. Il aide à illustrer aussi la spirale violente que prennent nos pays, nos manifestations, nos oppositions. On ne peut pas mettre sur le même plan la révolte tendue des Femen, agressive, provocatrice mais pacifique, avec le choc des nervis de Civitas, tabassant Caroline Fourest (il faut lire ces pages comme des pages de guerre !), ou la haine qui suintait de quelques cortèges du "Jour de Colère" il y a trois semaines. Si la dernière rappelle les Ligues des années 30, les opérations des Femen n'ont pour armes que leurs poitrines qu'elle jettent, sans prudence, en avant. Mais on ne peut pas ne pas se demander dans quelle société on est en train de chavirer, celle où l'argument cartésien est rangé aux oubliettes, et où seul, désormais, compte le cri.

En refermant "Inna", on se dit qu'on ne partage pas forcément l'attirance de Caroline Fourest pour cette clameur, mais qu'on peut être séduit par son immersion à la première personne. C'est, en creux, un éclairage non traditionnel sur le métier de journaliste, loin de la froideur et de la distance habituellement revendiquée. "Les gens pensent souvent qu'il faut se tenir loin de son sujet pour être un bon journaliste. C'est faux, il faut être au plus près, tout en conservant du recul sur soi-même", confesse l'auteur. Une autre façon de dire qu'on n'atteint pas l'objectivité, mais qu'on peut rechercher l'honnêteté du regard, point de vue que je ne suis pas loin de partager. Caroline Fourest flirte avec le danger de la mise en scène égotiste, mais elle l'évite in extremis. Par ce qu'on est pris par son récit et qu'elle a du talent.

Caroline Fourest est l'auteur du livre "Inna", aux éditions Grasset.2014-02-09-innafourest.png



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