Cet effort de reconquête de leurs seins par les femmes succède à une longue histoire de désappropriation, note l’historienne américaine Marilyn Yalom. Dans son livre Le Sein. Une histoire (Galaade, 2010), elle pose d’entrée cette question : à qui appartiennent les seins ? Force est de constater, observe l’historienne, qu’ils ont toujours étés "accaparés", "sanctifiés", "idéologisés", "sexualisés", "bridés" et "possédés" par d’autres : l’enfant, l’Eglise, les politiques, le psychanalyste, le modiste, le mari. Cette époque semble révolue depuis les années 1970, , avance l’historienne, quand des femmes « sont sorties sans soutien-gorge », la poitrine libre, inaugurant une ère où les seins sont enfin « mariés à nos corps »
Certaines féministes voient dans les actions de nudité politique un dévoiement du combat pour l’égalité des femmes. Julie Muret, porte-parole de l’association Osez le féminisme, déclarait en septembre 2012 au magazine en ligne Terrafemina : « C’est dommage d’avoir à se déshabiller pour attirer l’attention (…). Il est paradoxal de dénoncer l’exhibition et l’exploitation du corps des femmes et d’utiliser la nudité pour se faire entendre. » De son côté, la féministe belge Nicole Van Enis écrit dans Féminismes pluriels (Aden, 2012) : « Le fait de manifester seins nus joue le jeu du patriarcat. La nudité est utilisée pour vendre et on se demande quel est le message ? »
D’autres féministes, au contraire, évoquent une nouvelle étape du féminisme. On se souvient des « marches des salopes » ou slut walks, en 2011 et 2012, lorsque des milliers de femmes, dans 70 villes tout autour monde, avaient manifesté en minijupes, shorts, hauts talons, les seins couverts de slogans, pour protester contre les déclarations d’un responsable de la police canadienne : « Une femme ne devrait pas s’habiller comme une salope, si elle ne veut pas être victime d’abus sexuel. » Elles affirmaient que, dans une société libre et tolérante, une femme doit pouvoir s’habiller comme elle l’entend, sexy, jambes nues, décolletée, sans passer pour « un objet sexuel disponible ». « Un homme, un vrai, ne viole pas », disaient-elles, rappelant qu’une femme n’est pas responsable de son viol et qu’un adulte civilisé sait se contenir : c’est le viol, pas le sein dévoilé, qui est un acte d’agression.
« D’un statut d’objet à celui de sujet »
Pour la philosophe Geneviève Fraisse, figure du féminisme français, la nudité politique révèle que « la finalité du corps des femmes n’est pas réductible au sexuel. Il devient un support autonome, une propriété où elles peuvent énoncer des positions, notamment politiques ». Elle pense qu’en se dénudant pour militer, les Femen « passent d’un statut d’objet à celui de sujet » - de sujet ayant conscience d'être objet de désir. A l'entendre, elles subvertissent l’allégorie antique de la Vérité, fille de Saturne, enfouie au fond d'un puits, représentée sortant nue des ténèbres par les peintres français de la fin du XIXe : « En surgissant, seins nus, dans l’espace public, elles utilisent leur nudité comme un indice de la vérité de leur message. »
Que pense l’historienne Marilyn Yalom des actions des Femen ? « Les féministes américaines des années 1970, 1980 et 1990 manifestaient déjà topless pour attirer l’attention sur le cancer du sein, le droit à l’avortement et celui d’allaiter en public. Les Femen choquent parce qu’elles elles osent s’attaquer aux puissants et aux institutions sacrées. » Pour elle, il serait« honteux de les condamner dans le pays de Charlie Hebdo ».
A lire
Confession d’une ex-Femen, d’Eloïse Bouton (Editions du Moment, 208 p., 16,95 €).
Les Excès du genre. Concept, image, nudité, de Geneviève Fraisse (Nouvelles éditions Lignes, 2014).
Via: sexe.blog.lemonde.fr
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