Kyiv, envoyée spéciale - Féministes ou pas, les activistes aux seins nus ? En Ukraine, la question divise profondément universitaires et associations engagées depuis longtemps dans la défense des droits des femmes. Parce qu'elles se distinguent des organisations traditionnelles, tant dans leurs messages que par la manière de les véhiculer, les membres de Femen ont été les premières à entretenir cette ambiguïté, refusant jusqu'à récemment de se définir comme un groupe féministe.
"Leur grand mérite par rapport aux autres mouvements est d'être extrêmement visibles. Elles font de l'activisme carnaval, occupent le pavé pour attirer l'attention, et ça marche", observe Tamara Martsenyuk, sociologue spécialiste des études de genre à l'université nationale Kyiv-Mohyla. Le procédé est inédit dans un pays où les difficultés économiques et le poids de l'histoire entretiennent l'immobilisme. En multipliant les performances, Femen rompt avec "cet activisme de cuisine, très répandu dans la société, et qui consiste à se plaindre dans son coin dans l'attente d'une réponse d'en haut", estime la chercheuse.
Mais si ce sens aigu de la mise en scène a permis au groupe de bénéficier d'une médiatisation sans précédent, il soulève des questions quant au sens profond de son engagement. "En manifestant contre tout et n'importe quoi, les membres de Femen s'approprient des questions qui ne sont pas liées directement aux droits des femmes. Leur dénonciation de la prostitution et des discriminations se dissout dans cette agitation tous azimuts. Difficile, dans ce cas, de faire la part des choses entre la communication et le propos réel", note Tamara Martsenyuk.
Or les inégalités entre les sexes sont bien réelles. A travail égal, les femmes ukrainiennes sont généralement payées à 70 % du salaire touché par leurs collègues masculins. D'après la sociologue, un épais "plafond de verre" les empêche d'accéder à des postes à responsabilité dans les administrations où elles sont pourtant l'immense majorité. Près de 73 % de la population estime même que le mari doit être le principal soutien de la famille. "Les femmes sont perçues comme des mères avant tout", insiste Tamara Martsenyuk.
Est-ce que les protestations de Femen permettent de bousculer ces réalités ? La question est d'autant plus épineuse que nombre d'observateurs accusent le groupe d'entretenir par ces actions des clichés sexistes et une image dégradée de la femme. "Protester contre le tourisme sexuel en se déguisant en prostituées, c'est faire d'une certaine manière la promotion de ce contre quoi on combat", relève Tetyana Bureychak, professeure au département d'histoire et de théorie de la sociologie à l'université nationale de Lviv. Les activistes s'en défendent, assurant qu'en s'exposant ainsi, elles cherchent à déconstruire un système de représentation patriarcale.
Lire : Femen, les activistes aux seins nus
Mais le problème, aux yeux d'associations comme la Strada, une fondation néerlandaise très active en Ukraine contre la prostitution, c'est que le message ne peut être compris s'il est porté ainsi. "Pour beaucoup de gens, cette manière de défiler seins nus est beaucoup plus choquante que les pratiques que les manifestantes sont censées dénoncer", explique Tetyana Bureychak. "Est-ce que le public y voit autre choses que des seins ? Est-ce que les autorités ont réagi d'une manière ou d'une autre à ces protestations ? Ont-elles fait changer les choses ? J'en doute", remarque la chercheuse.
Force est de constater que les problématiques liées à l'égalité des sexes intéressent peu les Ukrainiens. Le Parlement national est toujours composé à 92 % d'hommes et le gouvernement ne compte aucune femme dans ses rangs. Pour la plupart des personnes interrogées dans la rue, les activistes aux seins nus ne sont rien d'autre que "des folles". Et pourtant, quand elle demande à ces étudiants de citer des exemples de mouvements féministes, Tetyana Bureychak obtient invariablement la même réponse : Femen.
Elise Barthet
Via: lemonde.fr
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