Femen Les féministes venues du froid

Paru dans Match

Par -17°C, En Ukraine, les Femen incarnent la version topless des indignés.

De notre envoyée spéciale à Kyiv Flore Olive - Paris Match


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Penchée sur son établi, dans la chambre transformée en atelier qu’elle occupe dans l’un des derniers appartements collectifs du centre de Kyiv, Oksana, 25 ans, calligraphie à la peinture noire sur une large feuille blanche : « Volons ce que vous nous avez volé. » Demain, elle part pour Moscou où elle espère parvenir à grimper sur le toit du siège de l’entreprise Gazprom, pour y planter un drapeau ukrainien et brandir ce panneau peint par ses soins. Une action menée torse nu, malgré le froid polaire qui avoisine – 30 °C. Regard lascif, sensuel, la brune Oksana est l’artiste de la bande. Sacha, 23 ans, blonde explosive aux yeux bleu pétrole soulignés d’un trait de khôl, ­l’accompagnera dans sa mission. Sous sa poitrine, à l’encre violine, Sacha s’est fait tatouer ces vers de Taras ­Chevtchenko, poète ukrainien maudit du XIXe siècle devenu le symbole de la résistance et de la liberté : « Mes petites colombes, pourquoi vivez-vous dans ce monde ? Vous avez grandi en servant les autres, toutes des étrangères. C’est en servantes que vous verrez vos tresses grisonner. C’est en servantes, mes sœurs, que vous mourrez. »

« Sans ce mouvement, je ne sais pas si nous serions devenues amies car nous n’avons rien en commun », rit Oksana. Originaire de Khmelnytskyï, à l’ouest de l’Ukraine, elle milite dès l’âge de 14 ans au Parti communiste, dont elle trouve vite les sympathisants « trop vieux et nostalgiques de l’Union soviétique ». Elle participe à la création du Centre de perspectives pour les jeunes où elle rencontre Sacha, Anna, 27 ans, et Irina, 25 ans. Les deux premières sont étudiantes en économie, la troisième en stylisme. Toutes quatre formeront le noyau dur de l’organisation, auquel s’ajoutera Inna, 21 ans, dont les yeux verts en amande vont faire le tour de l’Europe. Elles réalisent qu’à compétences égales, les garçons sont les seuls à être pris au sérieux. Elles décident donc de créer un mouvement féminin : ce sera la Nouvelle Ethique, qui deviendra ­Femen le 10 avril 2008, après une soirée passée chez Anna, « à refaire le monde avec du bon vin et des bonbons », explique Sacha.

Les filles y évoquent pêle-mêle la sexualité, « un business pour beaucoup d’hommes », les violences conjugales et les viols rarement dénoncés et condamnés, la disparité des ­salaires de 27 % inférieurs pour les femmes, leur absence au gouvernement. Et le mariage, « ascenseur social pour les mecs mais mouroir pour les filles ». Issues de familles modestes, elles connaissent les ravages de l’alcool qui rend les hommes déserteurs, comme le père d’Oksana. Ancien ouvrier tombé dans la vodka à la chute de l’URSS, il est parti un jour, laissant sa mère seule avec deux enfants. Cette société « patriarcale », où les femmes sont « passives », les révolte. « Dans les petites villes comme la nôtre, dit Sacha, les filles se marient à 20 ans et font des enfants. Je me souviens d’une émission de télé tournée à Khmelnytskyï : sous le système ­soviétique, quand on demandait aux femmes ce qu’elles voulaient devenir, elles répondaient « institutrice » ou « cosmonaute ». Là, quand le présentateur lui a posé la question, une fille a ­répondu : “Personne”. » Leur première action dénonce l’état catastrophique du système de santé, qui a causé la mort de trois femmes en couches à la maternité de Khmelnytskyï. Sur des draps, Anna, Irina, Sacha et Oksana peignent en rouge sang le nom des victimes : « Qui sera la suivante ? » Elles sont reçues par le maire, la télé se déplace : l’Ukraine découvre les visages de ce mouvement en devenir.

A Kyiv, où elles s’installent, les filles partagent un appartement de bric et de broc, dans un immeuble délabré des ­années 70, au nord de la ville. « C’était catastrophique, se souvient Sacha. Comme on n’avait pas d’argent pour prendre les transports, on faisait des ­kilomètres à pied… » Oksana, que sa mère appelle « ma petite révolutionnaire », multiplie les allers-retours entre Khmelnytskyï et la capitale où elle ne peut travailler, faute d’atelier. Pendant trois ans, elle passe sa vie dans les trains de nuit, les bras chargés du matériel qu’elle amène à ses amies avant chaque action. Jusqu’à ce qu’elle dégote, il y a un an, cette chambre inconfortable louée 100 euros dans un appartement collectif. Anna, qui travaille à promouvoir de jeunes artistes, sait que pour être entendues, il faut faire « le show ». Elles s’attaquent d’abord au tourisme sexuel. « A Kyiv, 73 % des jeunes filles de 18 à 23 ans confient avoir déjà eu des propositions de relations sexuelles tarifées de la part d’étrangers », explique Anna. « L’Ukraine n’est pas un bordel ! » crient-elles.

« Arme politique : On a compris que la femme nue faisait peur »

Mais leur parole ne porte pas. « Pendant soixante-dix ans, ajoute Anna, on n’a protesté qu’aux dates autorisées, le 1er mai et le 7 novembre, jour de naissance de la République démocratique ukrainienne. Nous n’avons pas cette ­culture de la protestation. Nous devions provoquer. On savait que ça pourrait se retourner contre nous, mais on n’avait rien à perdre. » En août 2009, pour s’opposer aux sites de prostitution sur ­Internet, elles défilent pour la première fois torse nu en cachant leur poitrine, leurs slogans peints dans le dos. Puis, « sans réfléchir parce que sinon on ne l’aurait jamais fait », elles décroisent les bras et découvrent leurs seins. Les réactions ne se font pas attendre : les filles réalisent que « le topless peut être une arme politique et pacifique ». Elles racontent : « On a compris que les femmes nues faisaient peur et que, chaque fois que nous enlevions nos tee-shirts, on enfonçait un peu plus profondément les clous dans le cercueil du système patriarcal. » Les Femen admirent le courage de l’actrice iranienne Golshifteh Farahani et de la blogueuse égyptienne Alia Almahdy, toutes deux menacées pour avoir posé nues contre des systèmes qui les oppriment. « Poser nue pour des photos me dérange, déclare Sacha. Mais, en action, ça a du sens, ce n’est pas la même chose. » Certaines filles, trop pudiques, craintives de la réaction de leurs proches, quittent l’organisation. Aujourd’hui, sur 300 membres, elles sont 20 à participer aux protestations topless. « Après les premières actions, mes parents m’ont enfermée à clé à la maison, raconte Sacha. Alors, j’ai rejoint les autres à Kyiv. Ma mère, vendeuse dans un magasin, voulait m’apprendre à cuisiner, à m’occuper des enfants. On a eu de grosses disputes. Elle ne comprend toujours pas, a peur des arrestations, du ­regard des autres. Pour mon père, ­ex-militaire, c’est la carrière qui compte. Maintenant que la reconnaissance est internationale, son regard change. »

Déguisées en soubrettes place des Vosges devant chez Dominique Strauss-Kahn, en nymphes à Davos pour le Forum économique mondial ou en hockeyeuses à Zurich ­devant la fédération internationale, partout elles protestent : contre le harcèlement, le capitalisme, la corruption, et même l’organisation d’une ­compétition sportive dans un système dictatorial. Peu à peu, leur lutte s’étend aux problématiques sociales et touchent d’autres ­générations. A 64 ans, Olga a été embringuée dans leur aventure par sa fille, Anja. Ancien ingénieur en chef d’une usine secrète d’armement sous le système soviétique, Olga est retraitée depuis sept ans. Lorsque le gouvernement annonce le passage de l’âge de la retraite de 55 à 65 ans pour les femmes, elle se mobilise. Devant le Parlement, elle effectue un « monomeeting » : une action de deux minutes, torse nu. « Une fois ma décision prise, dit-elle, je n’ai pas hésité. J’ai pris l’affiche sur laquelle était écrit : “Nous vous souhaitons de ne jamais arriver à l’âge de la retraite”, je me suis ­déshabillée. C’était comme si je me voyais de l’extérieur. Et j’ai aimé ce que j’ai vu. Dans le monde où j’ai grandi, derrière le rideau de fer, nous étions psychologiquement conditionnées pour qu’une telle chose soit inconcevable. »

Emue aux larmes, Anja, très fière, ­découvre la femme battante derrière la mère. A chaque protestation contre cette ­réforme, qui sera finalement votée en décembre dernier, les filles sont protégées de la police par des babouchkas. « La réaction des autorités par rapport à nos actions, toujours légales, démontre la présence ou non de la démocratie dans notre pays », estime Anna. Souvent, la journée se finit au commissariat. Régulièrement arrêtées, les filles cumulent les courts séjours en prison. « Au début, raconte Inna, les autres détenues nous prenaient pour des dingues. Maintenant, elles sont moins hostiles et ont même un peu peur de nous. La médiatisation nous protège. » Harcelées par les services secrets ukrainiens, les Femen ont vite compris que seule la popularité les rendrait « intouchables ». Ou presque. Lors d’une action à Minsk, le 19 décembre dernier, Oksana, Inna et Sacha ont été torturées par les autorités biélorusses. Inna en garde les stigmates : sur le haut de la tête, des mèches plus courtes cachent mal les extensions synthétiques qu’elle a dû se faire poser après que les policiers l’ont humiliée en lui coupant les cheveux. Au milieu de la nuit, après avoir été brutalisées, les trois filles ont été abandonnées dans une forêt, sans papiers, sans argent et sans téléphone. Une violence qui ne les a pas découragées mais galvanisées.

Là où il y a encore un an on les prenait pour des « folles », on les invite à débattre avec des politiques sur les plateaux télé. Des donations de l’étranger permettent aux cinq têtes pensantes du mouvement de toucher entre 300 et 600 euros par mois. Elles complètent cela par la vente d’accessoires qu’elles continuent de fabriquer elles-mêmes. Aucune n’a de petit ami : elles ne dorment jamais plus de quatre heures par nuit, Femen est devenue toute leur vie. Certains les accusent d’être payées par le pouvoir en place, « par Poutine, même par Obama », rient-elles. Les filles cherchent d’autres formes d’action pour ne pas ­rester « prisonnières du topless ». Elles ont bien pensé à se constituer en parti, et beaucoup de formations politiques ont tenté de les récupérer en leur proposant de l’argent. Mais, même si elles envisagent de se présenter aux élections au Parlement à l’automne prochain « juste pour déranger le pouvoir », elles ne veulent pas « se salir et participer à ce système corrompu ». « Nous ne sommes pas contre les hommes, plaide Oksana. Le féminisme radical fait peur. Pour nous, le féminisme c’est juste être une femme et dire : “J’ai des droits.” Femen doit faire la révolution des femmes mais aussi des hommes. C’est mon rêve. »

Via: parismatch.com


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