"Nous sommes allées trop loin ? Mais qu'attendez-vous des Femen ? Nous irons plus loin encore !" Avant de brûler, le 3 avril, le drapeau salafiste devant la Grande Mosquée de Paris, les Femen étaient entrées seins nus, le 14 février, dans la nef de Notre-Dame pour célébrer le départ du pape Benoît XVI. "Le Nouvel Observateur" les avait rencontrées début mars, à Paris, au moment de la sortie de leur livre ("Femen", Calmann-Lévy).
Dans un anglais mâtiné d'accent russe, Inna l'Ukrainienne assume l'invasion de Notre-Dame. Huit diablesses en cheveux et seins offerts ont fait sonner les nouvelles cloches aux cris de "Bye-bye Benoît !". Manuel Valls a désapprouvé une "provocation inutile", Bertrand Delanoë a évoqué sa "tristesse". Plus si "pop", les Femen ?
Pas de quoi défriser Inna. C'est cette blonde forte tête qui, depuis septembre, dirige le "centre d'entraînement mondial des Femen" hébergé à Paris au Lavoir moderne, un théâtre menacé de fermeture implanté dans le quartier populaire de la Goutte-d'Or. Les filles ici sont très jeunes, autour de 25 ans. "Marre d'être une proie, d'être réduite à ma chatte", râle Julia qui, avec Marguerite, Pauline, Eloïse et les autres, viennent tous les jours préparer des affiches, s'entraîner aux actions et affûter leurs armes de justicières anti-machos.
Des Rambos en culotte
A seulement 22 ans, Inna "la commandante" est l'étoile montante des Femen. Elle pose, poing levé, sur la couverture de leur livre, argumente au "Grand Journal" de Canal+, truste six pages dans "Charlie Hebdo" pour dérouler son "manifeste Femen".
Juchée sur des chaussures à plate-forme de 15 cm, cette fille de militaire supervise la formation de ses recrues françaises qui, sous une immense bannière "Sextrémisme", font des pompes, apprennent à vociférer des slogans et s'exercent à résister aux interpellations en exhibant les slogans peints en lettres bâton sur leur corps. Le but : former un bataillon de soldates prêtes à mener la "guerre nue" contre le patriarcat. Derrière leur look de Cicciolina, révéler les Rambos en culotte.
Inna la guerrière a dû fuir son pays natal où elle est poursuivie pour blasphème. A Kyiv, vêtue d'un seul short rouge, la donzelle a tronçonné une grande croix en signe de soutien aux Pussy Riot, les trois activistes russes condamnées pour leur "prière punk" dans une cathédrale. Radical.
Le mouvement surgit en 2006 dans cette Ukraine rigide où les femmes portent à bout de bras la famille quand leurs hommes plongent dans la bouteille. Trois filles se rencontrent dans un cercle de rue marxiste. Elles s'appellent Anna, Sacha et Oksana, la rouquine intello, la belle blonde et l'artiste punk. Anna a vu son père frapper sa mère, Oksana a pris quelques claques. Leur réflexion est sommaire : "Les hommes sont des fumiers." Des porcs qui défilent dans les fast-foods du sexe.
"L'Ukraine n'est pas un bordel"
Elles lisent Bebel et son ouvrage "la Femme et le socialisme", ruminent la phrase de Marx "La religion est l'opium du peuple" : elles seront féministes. Leurs premières actions relèvent du happening pour pom-pom girls délurées. Les filles se contorsionnent en minijupe sur les genoux de garçons qui les fessent. Un flop. En 2008, Le trio opte pour le nom "Femen", "cuisse" en latin. Court et efficace, ça claque comme un cri de guerre.
Inna va rallier l'équipe en 2009. C'est alors qu'Oksana, la plus libre, a un coup de génie. Elle décide de tomber le haut pour mieux montrer son torse barré d'un slogan : "L'Ukraine n'est pas un bordel." Les flashs crépitent, banco.
Ces féministes new age ont trouvé leur formule et plus rien ne les arrête. Ni leurs familles qui se détournent - "certains se sont dits prêts à m'embrocher avec une fourche", écrit Inna - ni les insultes qu'elles essuient, ni cette scène dantesque où l'épouvantail de Sacha est brûlé en place de Kyiv par des femmes nationalistes, ni les coups qui pleuvent et les jours de prison qui s'accumulent. "Notre militante Yana détient le record, avec vingt-deux jours. Elle était la seule femme incarcérée dans un établissement de vrais criminels et de violeurs", raconte Anna Hutsol, 28 ans, l'éminence grise de passage à Paris.
Pures mais dures
Fin 2011, les choses tournent mal. Après une action contre le dictateur biélorusse Loukachenko, Inna et Oksana sont kidnappées. Des sbires du régime les déshabillent au fond d'un bois, les arrosent d'huile et de peinture avant de jouer du briquet.
Pures mais dures, les Femen. Et trash. Tous les moyens sont bons, pourvu qu'on en cause. Quand une jeune fille ukrainienne est affreusement violentée par des fils de notables, elles brandissent des pancartes "Mort aux sadiques". Sur une affiche, une brune topless tient d'une main une faucille ensanglantée et, dans l'autre, une paire de couilles roses. "Même moi, j'ai du mal à mettre en vis-à-vis leur gentillesse naturelle - car elles sont sympas ! - et la virulence de leurs communiqués de presse en russe", s'interroge encore Galia Ackerman, qui a rédigé leur livre après des heures d'entretien.
Les Femen sont prêtes à tout pour bouter les salauds hors d'Ukraine. Jusqu'à mimer les pros du X, et tant pis si le message se brouille. Sans complexes, Inna pose dans un magazine pour hommes, les fesses à l'air telle une playmate, de la sauce blanche dégoulinant le long de son bras. Une copine se fait, elle, shooter à quatre pattes, nue, bouche ouverte. La séquence hot tourne sur Internet, régalant les détracteurs du mouvement.
Trop violent, trop radical pour la France ?
"Mais c'était pour un article prenant la défense de l'ukrainité, ce qui est un de nos combats", justifie la douce Sacha qui feint de ne pas comprendre. Erreurs de débutantes ? Depuis, elles ne se prêtent plus jamais au jeu des photos sans s'affubler de leurs slogans guerriers.
En France, leur mode d'action détonne. Trop violent, trop radical ? Lors de la manif contre le mariage pour tous des ultras catholiques de Civitas, elles surgissent encore seins nus, coiffées de cornettes, des slogans "Fuck God" et "Fuck church" sur le ventre. Elles prennent des coups. "J'avais la lèvre supérieure explosée", se souvient Nathalie, comédienne de 41 ans. Inna perd une canine dans l'assaut.
A Notre-Dame aussi, tout part très vite, presque à leur propre surprise. "On m'a plaquée au sol et mon incisive s'est cassée", raconte Marguerite, étudiante en arts plastiques de 22 ans.
C'est assez décalé en France, reconnaît Françoise Picq, ex-militante du MLF et fine connaisseuse du féminisme. Les Françaises du début du siècle se contentaient de renverser des urnes électorales dans les mairies, les Femen me font davantage penser aux suffragettes anglaises qui étaient pour l'action directe, comme Emily Davison, morte en se jetant sous les sabots du cheval du roi George V."
Pour Gaëlle, féministe organisatrice de la Slutwalk ("marche des salopes"), ça va clairement trop loin. "Mais on dirait qu'elles attendent le traumatisme crânien ! Noyauter la manifestation de Civitas, c'était illégal. A quoi ça sert de provoquer des extrémistes ?"
Menaces
A semer le vent, les Femen récoltent la tempête : une brassée d'ennemis radicaux, dans les starting-blocks. En novembre, l'essayiste Alain Soral, d'Egalité et Réconciliation, prétendait qu'Eloïse était escort girl, brandissant deux annonces publiées sous les pseudos "Lizaliz" et "Luka". La jeune femme y apparaît sur plusieurs photos, dévêtue et lascive, son tatouage clairement identifiable. "C'est bien moi, reconnaît cette journaliste de 29 ans. J'ai fabriqué une annonce d'escort pour les besoins d'une enquête sur leurs clients. Ca n'a pas marché, je l'ai retirée au bout de trois semaines." Un ex vengeur l'aurait balancée.
Au Lavoir, cinq hommes du "projet Apache" (Génération identitaire) ont déposé un bouquet de roses le jour de la Saint-Valentin, accompagné d'un tract lourd de menaces : "Femen ! La galanterie n'est pas une obsession !" Elles ont publié leur réponse, cinglante : "Si [des] fleurs tombent de nos couronnes par votre faute, nos activistes vous présenteront leurs propres bouquets de croix qu'elles auront tronçonnées." Ambiance.
Quelques jours plus tard, c'est une dizaine de filles du Renouveau français qui s'engouffrait dans le Lavoir pour y crier leur détestation des "Fem'haine". La guerre est déclarée ? Inna est habituée. Dernièrement, elle a reçu un texto laconique. Trois lettres : "Die" (" Meurt ").
"Des praticiennes, pas des théoriciennes"
Alors pourquoi ça ne colle pas avec les féministes françaises, qui observent avec circonspection ? "Ce qui est courageux en Ukraine n'a pas de sens en France, estime Asma Guenif, présidente de Ni putes ni soumises. On est un pays laïc ! Et les seins nus, est-ce la meilleure façon de lutter contre l'extrémisme religieux ? J'ai vu des Femen tunisiennes défiler avec un Scotch noir sur la bouche, les mains attachées : ça m'a donné la chair de poule."
Pourtant, les activistes hexagonales ont d'abord fraternisé avec les filles de l'Est. "Ce sont elles qui nous ont appelées pour dire qu'elles avaient besoin de Femen !" rappelle Inna. L'entente ne durera pas. Trop de différences entre ces pasionarias reines de l'impro et des militantes françaises qui ont une solide culture de l'organisation.
Elles ne comprennent pas toujours qui nous sommes, écrit l'Ukrainienne. Elles commencent à nous proposer des choses absurdes, comme des enquêtes sociologiques. Or nous sommes des praticiennes, non des théoriciennes."
Safia Lebdi et Loubna Méliane, qui l'ont accueillie à son arrivée en France, sont élue verte et fondatrice de Ni putes ni soumises. "J'ai mis des mois à comprendre que la situation en France ne les intéressait pas, décrypte Loubna. Dans notre dos, Inna prenait ses ordres à Kyiv en discutant sur Skype avec Anna et Viktor Sviatski. On ne sait pas trop qui est ce Viktor. Plus qu'un ami, c'est un dirigeant de Femen au même titre qu'Anna "
"Les révolutions ne se mènent jamais dans la soie"
Le bataillon des débuts fait donc défection, d'autres femmes plus neuves en politique s'engagent, subjuguées par le "courage" des filles de l'Est. Au Lavoir, où elles "se lèvent, mangent, respirent Femen", ces néo-activistes se forgent un psychisme d'acier. Anna est fière de cette nouvelle armée rouge. "Mes camarades sont moralement prêtes à se rendre en Egypte, même si cela n'est pas encore arrêté car c'est extrêmement dangereux."
Julia est sur le pied de guerre. "Si les femmes égyptiennes nous appellent, oui, je suis disposée à aller place Tahrir, quitte à mourir. Je n'ai pas la vocation de martyre. Mais les révolutions ne se mènent jamais dans la soie." Jusqu'où iront-elles ? "Plus loin encore", disait Inna.
A LIRE dans "le Nouvel Observateur" du 4 avril :
- DOSSIER. Etudier, travailler à l'étranger : la tentation du départ. Témoignages et conseils pour s'expatrier, pays par pays.
- Dans l'enfer des quartiers Nord de Marseille. Ici, la police n'entre qu'en force, le trafic de stupéfiants bat son plein et les "réseaux" jouent de la kalachnikov. Plongée dans les cités interdites.
- Les rescapés d'In Amenas. Les expatriés qui ont survécu à l'attaque terroriste du site gazier algérien racontent.
- PORTRAIT. Nick d'Aloisio, génie du mobile. A 17 ans, cet Anglais vient de vendre sa start-up à Yahoo!
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