Tout QG a son antichambre. Celui du nouveau quartier général des Femen est conforme à l'imagerie punk-trash des sextivistes aux seins nus. Un vieux canapé en cuir, une caisse en bois en guise de table, des cendriers qui débordent et des tasses ébréchées où l'on verse du café tiède.
Il y fait froid et l'on n'y voit goutte : une seule ampoule grésille au milieu des courants d'air et diffuse un hâlo jaunâtre sur les fresques peintes par les « camarades » de Charlie Hebdo. Au milieu de la pièce, telles des sentinelles, couronnes de fleurs sur la tête, deux soldates Femen veillent, l'air peu amène.
Voilà pour le comité d'accueil, auquel il faut ajouter deux ou trois chats au pelage élimé qui déambulent en miaulant piteusement. Nous ne verrons pas la « générale en chef » Inna Shevchenko ce soir-là. Et nous n'obtiendrons pas le passe permettant d'accéder aux quartiers privés des révolutionnaires topless. En temps de guerre, il faut filtrer les indésirables : espions, terroristes et journalistes. « Ne comptez pas sur nous pour vous raconter nos vies : on n'a pas de passé, ni de futur », lance la première, oeil noir sous une frange rideau. « On pense et on vit Femen, tout le reste passe au second plan », complète l'autre.
Que se passe-t-il chez les Femen ? Auraient-elles perdu leur sens de l'humour ? Où sont passés les soubrettes à plumeaux, perchées à quatre pattes sous le porche de DSK, et les Bunnies hilares qui félicitaient Berlusconi fesses à l'air pour l'ensemble de son oeuvre ?
Un groupe Femen manifestant contre Silvio Berlusconi en 2011:
Dans leur nouveau squat, aux confins du périphérique nord, investi depuis trois mois, les plus radicales des féministes révolutionnaires semblent avoir adopté jusqu'à la caricature l'esprit guerrier de leur énigmatique leader ukrainienne, quittant famille, boulot et vie d'avant pour devenir des soldates Femen, « à 100% ». « On ne se fixe aucune limite dans nos actions, à part celle de faire couler le sang », explique ainsi Pauline, 27 ans, « embrigadée volontaire » depuis plus d'un an. L'ex-étudiante en gestion culturelle, « jeune gouine militante de Bordeaux » comme elle se décrit, le répète à chaque fin de phrase : elles ne sont pas là pour « copiner », ni poser nues pour les photos, elles sont« en guerre ».
Une guerre qui ne s'embarrasse ni de peurs ni de regrets. Une guerre contre « le plus grand génocide de l'humanité » : celui des femmes. Avec son acolyte Marguerite, 23 ans, elle a passé trois semaines dans les geôles tunisiennes en juin dernier, parquée dans une cellule de 30 prisonnières. Une expérience qu'elle résume en deux mots : « dommage collatéral ».
Deux fois par semaine, avec Inna, les sextivistes chaussent leurs baskets et partent courir de l'autre côté, le long du canal, « pour s'endurcir », en attendant des entraînements plus poussés encore, pourquoi pas calqués sur le modèle du Front de Libération de la Palestine ? Le jour, elles font de la veille internet pour suivre l'actualité et préparer les actions ; le soir, certaines font des petits boulots « pour aider les autres soeurs ». Une vie entière dévolue à la cause Femen. Dévolue à Inna, grincent d'anciennes membres.
PERSONNAGE ROMANESQUE
Drôle de fille cette Inna. Physiquement d'abord : à peine 23 ans, mais l'air d'en avoir dix de plus. Un regard acier dur et froid, une présence forte et magnétique malgré un corps plutôt menu. Cette fille de colonel venue des rives de la mer Noire ne laisse personne indifférent. « Sur le terrain, elle montre une puissance impressionnante », confie Caroline Fourest, qui vient de publier un roman-enquête sur le personnage (1). Est-ce à cause de son père qui, croyant ainsi renforcer son système immunitaire, lui versait tous les matins, bébé, de l'eau glacée sur le corps ?
Inna grandit à Kherson, une ville de 300 000 âmes au sud de l'Ukraine russophone. Son père adule cette fille si singulière, forte comme un garçon et en tête de classe partout. « Inna est très différente des autres Ukrainiennes qui ont fondé Femen. Et ce n'est pas seulement parce qu'elle est originaire d'une autre ville. Elle n'a pas la même structure de pensée et j'ai parfois du mal à cerner ce qui l'anime », confie la journaliste Galia Ackerman, qui l'a reçue pour élaborer leur biographie Femen (1).
Dans les actions, c'est toujours elle qui donne le signal. D'un regard, une moue, un froncement de sourcil, elle fixe le tempo, le verbe et le sourire rares. C'est elle aussi que les journalistes réclament, elle que les photographes mitraillent. Elle dont les filles guettent sans arrêt l'assentiment.
Un an et demi après son arrivée au Lavoir moderne, son premier QG dans le 18earrondissement, le mouvement a beau s'essouffler, elle a réussi son pari : son armée est enfin prête. Parmi la vingtaine de membres, une petite moitié constitue le noyau dur du mouvement, « les plus fanatiques », selon une ancienne qui est partie après l'action controversée devant la Grande Mosquée de Paris en avril 2013, où les activistes avaient brûlé une bannière noire marquée de la profession de foi islamique.
« Inna est un personnage éminemment romanesque, explique la jeune femme qui préfère garder son anonymat. Elle est à la fois touchante et impressionnante, ce qui explique que certaines filles sont capables de risquer leur vie pour elle. » Selon elle, Femen a un fonctionnement de type « sectaire », avec à sa tête une «gourou que personne ne critique : certaines activistes ont un rapport quasi amoureux à Inna et lui vouent un véritable culte, jusqu'à imiter ses gestes et copier ses paroles. »
DIVISER POUR MIEUX RÉGNER
Les combats contre l'extrême-droite : Pauline, déguisée en bergère et violentée par un CRS pendant une action contre la manifestion Jour de colère, en janvier dernier. Inna (au centre) et ses «embrigadées volontaires» lors d'unemanif pro-avortement, à Paris, en février.
Telle une sultane au milieu de sa cour, Inna aurait ses « favorites », prêtes à tout pour lui « plaire » et « être choisies » pour faire des actions. « Elle était constamment en train de nous tester, de nous jauger pour voir jusqu'où on est prêtes à aller. » Sa méthode : diviser pour mieux régner, souffler le chaud et le froid, malmener les égos.
« Elle nous met sur un piédestal un jour, puis nous ignore le lendemain, sans raison. A force, certaines se transforment en harpies. Un jour, j'ai osé affirmer mon désaccord sur une action. Devant tout le monde, Inna m'a dit froidement : « Toi, tu ne viens plus aux préparations.» Puis, à part, elle m'a fait comprendre mes limites avec de petits sous-entendus : « Ton problème à toi, c'est ton travail, tu es trop attachée à ta famille. »
Une autre, militante féministe depuis des années, a été surprise de voir certaines filles changer radicalement sous l'emprise du mouvement. « Au départ, toutes les filles étaient d'accord pour que l'on crée des espaces de discussion, sur le voile notamment. Les actions étaient votées à main levée. Puis Inna a sifflé la fin de la partie, en me faisant comprendre sèchement que les lignes idéologiques du mouvement étaient déjà fixées. Après ça, plus personne ne pipait mot. »
Des activistes prêtes à tout, des castings aux critères sélectifs, des réponses stéréotypées, une structure pyramidale,une organisation opaque et une chef qui cultive l'ambiguïté, y compris sexuelle. « On retrouve dans l'organisation d'aujourd'hui de nombreux critères qui font penser à une secte », observe, prudente, une spécialiste du mouvement.
« Ces filles sont jeunes, influençables, parfois fragiles. Beaucoup sont attirées par la lumière des Femen. Et Inna joue sur tout ça », dit pour sa part une des organisatrices de la première heure. L'action contre le mouvement catholique intégriste Civitas, en marge de la Manif pour Tous en novembre 2012, a achevé de forger l'esprit de corps, gommant les dernières aspérités, les ultimes résistances.« Clairement, il y a eu un avant et un après Civitas. Le fait d'avoir été tabassées par des fachos a tissé des liens très forts entre les filles. Inna n'a eu qu'à claquer des doigts pour qu'elles se soumettent tout à fait. »
BATAILLES D'EGO
Étrange féminisme que celui qui refuse le débat et rejoue en interne les codes de la subordination machiste... Peu à peu, toutes celles qui avaient des idées et de fortes personnalités ont été écartées. Même Caroline Fourest, pourtant subjuguée par son « héroïne », a fini par jeter l'éponge, lassée par l'« autoritarisme » ambiant.
« Elles ont un côté bande à Baader dans leur façon de mettre l'action au-dessus de toute réflexion, reconnaît Fourest qui admet avoir tenté de les modérer et de structurer un peu leur idéologie. Au fil des mois, j'ai pu constater que les soldates s'endurcissaient sans pour autant s'épaissir. » Inna, elle, assume toutes les critiques : « Nous attendons des activistes un degré d'engagement total qui ne laisse aucune place à l'hésitation. »
Selon elle, si des filles sont parties en cours de route, c'est qu'elles n'étaient pas faites pour Femen. « Et tant pis s'il y en a qui ne nous aiment pas, ça fait partie de l'histoire du mouvement. L'action, chez nous, a toujours primé sur la réflexion », répète celle qui se prépare à inaugurer son nouveau « centre international Femen.»
Inna la bonne élève, l'«outsider», irait-elle trop loin dans le culte d'elle-même, grisée par le pouvoir et la notoriété ? A Kyiv, quand la blonde se décide à rejoindre Femen, l'organisation existe déjà depuis un an, créée par trois jeunes femmes iconoclastes, Anna Hutsol, Sasha et Oksana. « Inna était une pièce rapportée et a dû creuser son trou parmi le trio des filles toutes originaires de Khmelnitski, une ville-marché de l'Ouest », rappelle Caroline Fourest.
Elle n'est pas, comme les autres, passée par le moule des Komsomols, ces camps d'été des jeunesses communistes. Elle n'a pas vibré à l'unisson de la révolution orange en apprenant par coeur La Femme et le Socialisme d'August Bebel. Elle doit s'imposer, elle, la fille de la classe moyenne, dans ce groupe déjà soudé politiquement.
Collage du street artiste Combo (en arrière-plan), réalisé le 14 juillet 2013 : les militantes n'ont pu assister à sa pose, bloquées à la sortie de leur QG par la police.
Et, surtout, faire sa place face à Viktor Sviatski, l'ami d'enfance d'Anna, le « cerveau mâle » qui prend de plus en plus de place dans le mouvement et qu'elle ne peut pas encadrer. Entre eux se joue une bataille d'égos où tous les coups sont permis. Elle veut l'affronter, le provoquer, « libérer » les filles de Viktor et s'affranchir enfin de son encombrante tutelle « intellectuelle ».
La croix catholique qui surplombe le Maïdan de Kyiv, érigée par des activistes polonais pendant la révolution orange, lui en donnera l'occasion. C'est après l'avoir sciée à grands coups de tronçonneuse que sa tête sera réclamée par le chef de la police et qu'elle fuira à Paris en août 2012.
Elle crée alors la branche Femen France. Aujourd'hui, l'ombre de Viktor ne plane plus. Et Inna règne en maître sur son armée. « En arrivant en France, elle a azimuté toute la cellule de base ukrainienne », glisse une proche.
Impuissantes, les trois autres Ukrainiennes ne peuvent que regarder, de loin en loin, leur mouvement qui leur échappe.
« Ce qui se passe à l'intérieur des Femen France ne nous intéresse pas », explique Oksana, l'artiste du groupe, marinière et bleu de travail, un thé russe à la main derrière le bar du Lavoir moderne, l'ancien QG dans lequel elle a gardé une chambre. Un détachement qui masque à peine une volonté de reprendre les rênes pour ne pas laisser la marque Femen se galvauder.
« Les Femen France sont tombées dans le marketing, elles se dispersent trop », juge pour sa part l'« autre Shevchenko », la blonde Sasha qui, après plusieurs mois passés à Francfort à coacher la branche allemande, vit sa vie dans l'appartement que lui a laissé son petit ami russe.
Le défilé topless à Paris, le 1er février dernier, contre le recul de l'IVG ? Une « action gadget », « pas assez radicale » au goût de Sasha et Oksana. Médiatiquement« nulle » comparée au coup de théâtre provoqué par la bombe rousse Josephine Witt, une jeune Femen allemande, étudiante en philosophie, qui monte. Le soir de Noël, en pleine messe de minuit, elle s'est dressée nue, la poitrine barrée d'un « Je suis Dieu », sur l'autel de la basilique de Cologne pleine à craquer. Spectaculaire. « Le nu doit servir en dernier recours uniquement, sinon c'est la porte ouverte à toutes les dérives », explique-t-elle.
Des critiques qui ne semblent pas, pour l'instant, inquiéter Inna. Sa vie et sa mission ont fini par se confondre. Trop tard pour reculer.
(1) Inna, par Caroline Fourest, Grasset
(2) Femen, Calmann-Lévy
Par Céline Cabourg et Marie Vaton / Photographie Jacob Krist / Illustration Medhi Benyezzar
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