Certains jours, Oksana peint des icônes. C’est son job. Le reste du temps, elle se voue à un autre culte : la condition des femmes. Membre permanente du groupe Femen de Kyiv, Oksana nous accueille, la moue boudeuse, allongée nonchalamment dans un coin du deux pièces qui fait office de QG au milieu de gants de boxe et à côté d’une barre de tractions. Méticuleusement, elle tresse ces fameuses couronnes fleuries du costume traditionnel ukrainien, auxquelles elle accroche de longs rubans multicolores. Il semble qu’une manifestation se prépare.
“Nous en avons après tout ce qui entrave les droits des femmes”
Femen (“cuisse”, en latin) : ainsi se sont baptisées ces jeunes Ukrainiennes indignées par la condition réservée aux femmes dans leur pays. En 2008, elles sont une poignée, regroupées autour de leur leader – et fondatrice -, Anna Hutsol. Leurs poitrines nues badigeonnées de slogans féministes vont vite devenir familières. Des groupes Femen éclosent en Europe de l’Ouest et de l’Est mais aussi en Afrique du Nord ou en Amérique latine. Aujourd’hui, rien qu’à Kyiv, elles sont une quarantaine. Pour financer leur activisme, elles comptent sur quelques mécènes, des dons et sur la vente de produits dérivés.
Lors de l’Euro 2012 en Ukraine, elles protestent contre la prostitution florissante qui accompagne l’événement, ce qui leur vaudra une large couverture médiatique, mais aussi d’être kidnappées, interrogées puis relâchées trois jours plus tard.
En juillet, l’une d’elles, arborant sur son dos nu les mots “Kill Kirill”, se jette, poitrine en avant, sur le patriarche de l’Église orthodoxe russe Kirill Ier à sa descente de l’avion en terre ukrainienne – ce même Kirill que les Pussy Riot ont apostrophé le 21 février dans la cathédrale moscovite du Christ Saint-Sauveur. Le 17 août, jour de verdict dans le procès des Pussy Riot, Inna Shevchenko abat à la tronçonneuse une immense croix, décidée à mettre à bas un symbole religieux, quelle qu’en soit l’origine. Une provocation pour laquelle elle a dû s’exiler afin d’échapper aux autorités ukrainiennes.
“Nous n’avons rien contre ces gens qui prient et ont besoin de croire en quelque chose, martèle Alexandra Shevchenko (qui n’est pas la soeur d’Inna). Simplement, nous en avons après tout ce qui entrave les droits des femmes, à savoir l’islam, le catholicisme, l’orthodoxie ou le judaïsme. Nous menons une guerre contre la religion qui implique que la femme soit l’esclave de l’homme.”
Dans leurs luttes, les Femen ne lésinent donc pas sur les moyens. Et elles savent dorénavant frapper là où ça fait mal. Elles connaissent le terrain par coeur, savent comment éviter l’arrestation, comment s’échapper au bon moment. ” La plupart du temps, nous ne faisons de toute façon rien d’illégal, continue Alexandra, puisque le droit de manifester existe toujours en Ukraine. Lorsque nous sommes arrêtées, c’est le fait de décisions politiques.”
La politique en Ukraine : une vaste supercherie pour les Femen. Alexandra raconte comment le pays n’est pas encore totalement sous l’emprise russe mais semble en bonne voie : “Même si nous avons plus de droits que les Russes, notre président n’est pas Ianoukovitch, notre président est Poutine. Ianoukovitch tente de construire exactement le même modèle de gouvernance que le président russe.” Et si les Femen sont encore en liberté, c’est surtout parce qu’avant les élections parlementaires d’octobre, le gouvernement veut éviter du tapage sur le thème des droits de l’homme.
N’empêche, le troisième jour de notre rencontre, trois agents des services secrets ukrainiens sont postés devant le local des Femen et surveillent les allées et venues de leurs visiteurs. Lorsque la télé débarque, ils s’éclipsent illico. C’est l’heure de prendre quelques clichés en situation. Alexandra, Oksana et Anna nous invitent à les suivre dans un endroit discret, sur les hauteurs de Kyiv. Après avoir parcouru quelques rues et gravi les marches d’un escalier interminable, nous voilà au milieu d’un terrain vague face à une vue imprenable sur Kyiv. Avec une cathédrale orthodoxe en arrière-plan, c’est encore mieux.
Dans les fourrés, Alexandra – Sasha pour les intimes – se déshabille la première. Oksana, l’artiste de la bande, s’approche d’elle, armée de ses pinceaux, et s’applique à lui dessiner quelques lettres à la peinture rouge sur la poitrine. Puis Anna s’avance et ainsi de suite. Lorsque l’on me fait comprendre que mon tour est venu, les Femen se réjouissent de ma bonne volonté. Couronnes de fleurs et rubans dans les cheveux, le poing levé, le temps capricieux ne nous décourage pas. Je prie (une fois n’est pas coutume) pour que personne n’assiste à cela. Mais quelques travailleurs du chantier voisin sont aux premières loges et s’aperçoivent de ce qui se trame. Ça aura au moins égayé leur après-midi.
“Nous sommes la nouvelle vague, nous sommes l’avant- garde, nous sommes plus radicales, nous sommes plus fortes, nous préparons des manifestations plus dangereuses encore !”, assène Alexandra, qui reconnaît que ses propos manquent d’humilité.
Plus fortes que qui ? Que les chantres du féminisme “classique” qui, critiquant les Femen alors qu’elles sont dans le même camp, “ne réfléchissent pas beaucoup à (leur) démarche.” Alexandra se rappelle une conversation qu’elle eut jadis avec certaines de ces féministes et assure les avoir convaincues à la fin. “Elles ont compris que leurs vieilles méthodes ne marchaient plus, qu’il fallait quelque chose de nouveau.” Quelque chose pour déclencher la quatrième vague féministe de l’histoire.
Les Femen ont-elles pensé à appliquer à la lettre les consignes de Lysistrata ? Dans cette comédie grecque du visionnaire Aristophane, la belle Athénienne convainc les citoyennes de toutes les villes grecques d’observer une grève totale du sexe pour plier leurs maris à leurs volontés politiques. Il faudra demander à Alexandra.
Via: lesinrocks.com
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