"Le phénomène Femen n’aide pas le débat en Tunisie"

Plusieurs membres du gouvernement tunisien sont de passage à Paris cette semaine, dans le cadre de la première Semaine économique tunisienne en France, jusqu'au 23 juin au Conseil économique et social. Challenges.fr a pu rencontré Elyes Fakhfakh, ministre des Finances du gouvernement Ali Larayedh. Cet ingénieur de formation est membre d'Ettakatol, le forum démocratique pour le travail et les libertés, le parti social démocrate fondé par Mustapha Ben Jaafar, actuel président de l'Assemblée nationale constituante.

En quoi consiste la semaine économique tunisienne ?

C'est la première édition. L'idée était de profiter de deux événements : le salon du Bourget et de Planète PME pour organiser une activité complémentaire, principalement économique, mais également culturelle. Aujourd'hui nous avons besoin d'être plus présent pour expliquer l'avancement du processus de transition et les opportunités nouvelles en Tunisie. C'est très important de s'adresser aux investisseurs et aux partenaires. Le site tunisien est compétitif. Il est vrai que pendant les deux années de post-révolution il y a eu un peu de flottement. Néanmoins, il y a très peu eu de fermeture d'usines. Bien au contraire, il y a eu 108 entreprises et extensions françaises en Tunisie pendant ces deux années. Et pour l'avenir nous sommes confiants avec ce qui a été réalisé sur le plan politique à savoir la mise en place d'institutions démocratiques et de toutes les garanties d'un pays démocratique (la constitution, la justice indépendante, la presse libre, une société civile dynamique), mais également les réformes que nous avons engagées sur le plan économique.

Nous avons revu en profondeur le code d'investissements pour favoriser l'accès au marché, et augmenter les garanties des investisseurs. Nous sommes également engagés dans une réforme du système bancaire, une réforme globale du système fiscale et une réforme de l'administration pour mettre en place les bonnes pratiques de la gouvernance. Il faut ajouter à cela les acquis de la Tunisie: une compétitivité en termes de coûts, un niveau d'éducation et un niveau de savoir-faire notamment dans certains domaines phares, tels que les composants automobiles, l'aéronautique et tout ce qui relève des technologies de l'information.

Considérez-vous que la situation actuelle est de nature à rassurer les investisseurs ?

L'investisseur recherche un environnement stable, une pérennité pour son investissement. Avec un régime démocratique, nous avons la garantie d'une stabilité. C'est le plus important. Il faut qu'il y ait une justice qui évite qu'il y ait des rapaces qui viennent s'associer à vous ou vous imposer des choses. Tout ça, c'est derrière nous. L'aspect de la sécurité est important. Prenons un indicateur : nous avons reçu depuis la révolution 13 millions de touristes et nous n'avons quasiment pas enregistré d'incidents. C'est un signe. Il y a eu des événements (attaque de l'ambassade US, assassinat politique) qui sont venus perturber la marche de la transition.

Nous arrivons à la fin de ce processus avec la constitution qui sera adoptée cet été, des élections présidentielles et législatives prévues à la fin de cette année. Les investisseurs et les IDE [investissements directs étrangers, NDLR] reviennent. Nous avons enregistré l'année dernière une augmentation assez importante. Nous avons dépassé les IDE de 2010 de 16%. Je ne parle pas de l'année de la révolution que nous avons dépassée de 70%. Cette année nous maintenons le rythme. Sur les 5 premiers mois, il y a eu une baisse de 6%. Mais cela reste malgré tout à un niveau élevé.

Beaucoup de signaux qui inquiètent les investisseurs : les condamnations des Femen, du rappeur Weld El 15, de journalistes. Parallèlement, les salafistes qui ont pris d'assaut l'ambassade des Etats-Unis n'ont été condamnés qu'à deux ans de prison avec sursis. Y-a-t-il en Tunisie une justice à deux vitesses voire une pérennité des pratiques de l'ancien régime ?

Au contraire, aujourd'hui nous devons le dire et le répéter: on ne doit pas poser la question de la justice à un politique et à un membre du gouvernement. Elle doit être indépendante et elle l'est. La justice a été réformée. Maintenant, nous continuons à gérer le pays avec des lois anciennes. L'appareil judiciaire est également en pleine transformation et cela prend du temps. Même nous au gouvernement, parfois nous ne comprenons pas les décisions prises, mais nous ne pouvons pas interférer. De toute manière il y a des recours, des révisions possibles. En l'occurrence, les Femen sont hors sujet. Le débat en Tunisie est beaucoup plus profond. Nous n'avons pas besoin de ce phénomène qui ne va pas à l'essentiel.

Nous vivons une transformation, nous débattons de la nouvelle constitution, des acquis, des droits, de la place de l'héritage culturel, religieux, de la modernité, des droits des femmes. La femme est libre en Tunisie.

Une liberté qui remonte à Bourguiba mais qui est remise en cause…

En aucun cas. Les femmes tunisiennes se battent pour leurs droits. Elles ont fait la révolution. Il n'y a personne qui peut leur imposer quoi que ce soit. Tout ça est inscrit dans la nouvelle constitution. Le phénomène Femen ne vient pas aider le débat, mais vient le compliquer et ça dessert plutôt que ça ne sert la Tunisie. Quant au musicien, il faut être indulgent. C'est mon avis personnel. Je défends la liberté d'expression. La Tunisie n'a jamais pris le temps de débattre, on lui a toujours imposé un modèle.

A quelques semaines de la visite du président français en Tunisie, comment se portent les relations franco-tunisiennes ?

Le peuple français a toujours été proche du peuple tunisien. Certains membres des précédents gouvernements et de l'administration ont peut-être été proches de l'ancien régime, mais ce n'est pas la France, ce ne sont que quelques personnes. Aujourd'hui les Français suivent de très près ce qui se passe en Tunisie. Nous avons un partenariat historique et nous continuons dans cette voie-là. La collaboration se passe globalement très bien. La seule chose, c'est le tourisme qui tarde à revenir, alors que tous les autres marchés ont retrouvé leur niveau d'avant la révolution. Nous ne sommes pas encore aux 1,5 million de touristes français. C'est lié à cette psychose de l'insécurité en Tunisie.

Les hommes d'affaires et les investisseurs reviennent. Il faut maintenant convaincre les Français qu'il n'y a pas de crainte à avoir. Le tourisme est très important. Le secteur fait travailler 20% de nos citoyens.

Vous évoquiez 10 millions de touristes en 2016, l'actuel ministre a parlé de 7 millions pour cette année. Le cap est-il le bon ?

J'en suis convaincu. La Tunisie n'a pas exploité son potentiel touristique. Aujourd'hui le produit balnéaire représente 80% de l'offre alors que nous avons des capacités énormes sur le bien-être, la plaisance, le congrès, le culturel, le sénior, le sport. Notre objectif est de revenir au chiffre de 2010 cette année. On ne fera peut-être que 6,5 millions. Le tourisme est un des axes stratégiques du pays, avec les technologies, l'agroalimentaire, l'éthique les services d'éducation et de santé offshore.

Pour le FMI, la Tunisie fait face à des risques…

Nous sommes dans un contexte de conjoncture post-révolutionnaire (baisse des exportations, de la production, des investissements) que nous essayons de gérer. Nous avons fait 5% de déficit en 2012, nous ferons peut-être 5,8% cette année. Le taux d'endettement est à 44%, il sera peut-être à 46% cette année. Et nous aurons terminé la période de tensions sociales avec des augmentations de salaires, le démarrage des chantiers de réforme. Le retour sur investissement viendra surtout à partir de l'année prochaine.

Nous ne sommes pas dans une crise durable, mais conjoncturelle. A partir de l'année prochaine, nous pourrons revenir à des taux de déficit et d'endettement qui sont dans les standards internationaux. Nous avons enregistré en 2012 une croissance de 6%. Cette année, nous tablons sur 4%. L'exportation est de retour sur les cinq premiers mois de l'année, avec une hausse de 10%. Le seul taux qui pose problème est l'inflation. Il y a eu une dérive. Nous avons atteint 6,5%. La dérive inflationniste est notre priorité.

Où en êtes-vous dans la gestion de l'argent des clans Trabelsi-Ben Ali ?

Il y a deux volets. Il y a tout d'abord tout ce qui a été confisqué en Tunisie. Nous travaillons sur deux priorités: conserver ce patrimoine important de plus de 500 entreprises, de l'immobilier, le développer et le faire fructifier pour ensuite céder au plus vite ce qu'il est possible de céder. Pour les biens mal acquis et transférés à l'étranger, c'est plus compliqué et plus lent. Nous avons encore du mal à faire l'état des lieux et rapatrier cet argent pour le peuple tunisien.

Via: challenges.fr


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