Les associations qui luttent pour «l’abolition de la prostitution» et leurs positions ont été très entendues pendant le procès de Lille, qui marque une première victoire dans la bataille pour obtenir la pénalisation des clients.
Mardi 10 février, vers 9 heures, trois jeunes femmes se tenaient parmi les journalistes regroupés devant le palais de justice de Lille. «Si j'ai eu peur en me lançant contre la voiture? Non, mais il ne fallait pas se louper. Je me suis rendue compte qu'un journaliste m'avait reconnue et j'ai eu peur qu'il dise quelque chose. Mais ça n'a pas été le cas», raconte l'une d'entre elles. Elvire Duvelle-Charles, 27 ans, fait partie des militantes Femen qui se sont jetées sur le véhicule de Dominique Strauss-Kahn au moment de son arrivée, avant d'être appréhendées par les forces de police. Sur son torse nu, il y avait inscrit en lettres majuscules:
«Macs, clients, déclarés coupables».
Le soir même, elle était invitée au Grand Journal avec Inna Sevchenko, l'une des fondatrices ukrainiennes du mouvement Femen. «Ils nous ont invitées pour qu'on parle de DSK, on a réussi à parler de prostitution en général», raconte-t-elle.
Ce matin-là, différents groupes féministes (dont Osez le Féminisme!, les efFronté-es ou ZéroMacho, ainsi que Rosen Hicher, une ex-prostituée qui s'est fait connaître en menant une longue marche visant à sensibiliser les Français sur le sujet) se retrouvaient à Paris devant le Sénat pour demander que la proposition de loi concernant la prostitution soit remise à l'ordre du jour. Le lendemain, on apprenait qu'elle serait examinée par le Sénat le 30 et 31 mars prochain. Pour les groupes «abolitionnistes» (qui veulent «abolir la prostitution»), le procès dit du Carlton a été l'occasion de remporter une première victoire dans une bataille législative au terme de laquelle ils souhaitent obtenir la pénalisation des clients de la prostitution, calquée sur une loi en vigueur en Suède depuis 1999.
Dans la salle d'audience de Lille, ces vues étaient représentées par le Mouvement du Nid, une association «qui lutte contre les causes et les conséquences de la prostitution», qui s'est portée partie civile auprès des quatres femmes qui témoignaient, toutes d'anciennes prostituées.
Cela fait trois ans que Bernard Lemettre, ancien diacre de 79 ans, engagé dans le Mouvement du nid depuis quarante ans, rencontre régulièrement Jade, l'une des quatre femmes qui témoignaient, pour lui venir en aide, un peu moins de temps qu'il soutient les autres.
«Dans mon intervention, qui a été reprise par toute la presse, m'explique-t-il au téléphone, j'ai dit au président que j'avais un sentiment de honte global. D'une part la honte des personnes qu'on accompagne, parce que les victimes sont toujours dans la honte» –il considère les prostituées comme des victimes, «et puis la honte de ceux qui sont traduits devant le tribunal, la honte de –je n'ai même pas envie de prononcer son nom– Dominique Strauss-Kahn... quand il dit 'je ne savais pas, non, je ne savais pas, je ne savais pas...' parce qu'il n'a pas envie d'être atteint par la prostitution. Ce que ce procès révèle, c'est que la prostitution est une honte. L'occasion a été donnée de dire que personne n'en veut et que c'est une violence innommable.»
J'ai dit qu'un corps de femme n'est pas fait pour être pénétré cinq ou dix fois par jour.
Bernard Lemettre, Mouvement du Nid
Lemettre s'est ainsi servi de la tribune que lui offrait le procès du Carlton pour dire toute l'horreur que lui inspire la prostitution, espérant avoir un impact sur la réflexion des législateurs:
«J'ai dit qu'un corps de femme n'est pas fait pour être pénétré cinq ou dix fois par jour. Ça remue beaucoup quand on dit ça mais c'est nécessaire. Que cela soit dans les draps de soie du Carlton ou dehors, dans des conditions sordides, on a affaire à la même violence. Et quelque chose s'est passé dans notre société. Personne dans la salle n'a défendu la prostitution. Ce sentiment de honte correspondait à une réalité et ça c'était positif. Cela devrait se répercuter dans les couloirs du Sénat. Tout ça est bon pour la réflexion des sénateurs.»
Au sein d'un procès où l'on égrena longuement le détail de rencontres entre des notables
Capture d'écran du site du Monde
et des femmes prostituées, l'intervention de Bernard Lemettre a été largement relayée, se voyant présentée comme un rare moment de dignité: «Procès du Carlton, et soudain, la dignité s'est exprimée» titrait ainsi Pascale Robert-Diard dans Le Monde.
Dans cette perspective, le refus du huis clos –requis par les victimes et refusé par la cour– apparaissait comme un mal nécessaire, ayant certes gêné, mais ayant permis de révéler la vraie nature de la prostitution. Et jeudi 12 février, Libération titrait, en couverture: «Carlton, procès d'une prostitution ordinaire».
«Je pense que c'était important de demander le huis clos mais que c'est bien que ça ait été refusé», explique Lemettre. «Affronter la justice c'est se laver aussi», continue-t-il –et, semblant révéler, au détour d'une phrase, ce que sa vision de la prostitution doit au catholicisme– il conclut: «Ça a été dur et en même temps salvifique». Terme théologique signifiant: qui a le pouvoir de sauver.
Convergence
Elvire Duvelle-Charles voit dans ce procès le même potentiel salvateur. Profondément choquée par les violences révélées au cours de l'audience, elle explique:
«En France, un pays où la prostitution est profondément enracinée et fait partie du paysage, ce procès a le mérite de révéler ce que c'est, et ce que les prostituées vivent tous les jours.»
Pour elle, la prostitution constitue «un viol tarifé» et «le modèle suédois a réussi à pratiquement éradiquer la prostitution du territoire en 5 ans» avance-t-elle.
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On trouve une lecture relativement similaire chez Claire Serre-Combe, porte-parole d'Osez le féminisme, organisation très engagée dans la lutte contre la prostitution. «Je salue le courage de ces quatre femmes qui ont eu la force d'expliquer ce qu'elles ont subi», dit-elle.
Le procès a permis une prise de conscience de la part des médias que la prostitution est de l'abattage rémunéré.
Claire Serre-Combe, Osez le Féminisme
«Cela a permis une prise de conscience de la part des médias que la prostitution est quelque chose de glauque, de sale, de violent, de l'abattage rémunéré. On constate que les femmes qui témoignent ont été complètement massacrées dans ces activités-là. Les échanges de textos sont éloquents. La prostitution constitue une succession de viols tarifés.”»
Claire est cependant plus prudente sur le bilan de la pénalisation des clients en vigueur en Suède –pénalisation qui se trouvait originellement dans le nouveau projet de loi français sur la prostitution. Les organisations abolitionnistes souhaitent le réintroduire par amendement lors de la discussion qui aura lieu fin mars au Sénat.
En Suède, elle est en vigueur depuis 1999 et le bilan est contesté.
«La prostitution n'[y]a pas complètement disparu, mais les réseaux mafieux qui entourent la prostitution ont fui le pays et sont allés voir ailleurs», dit-elle. Le principal avantage de la pénalisation des clients serait de «changer leurs mentalités» et de permettre de «dé-stigmatiser les personnes prostituées». «On va enfin reconnaître que la prostitution est un monde de violence», conclut-elle.
Même désir de croire en cette mesure chez Rosen Hicher, qui a travaillé comme prostituée pendant 22 ans et a beaucoup dialogué avec le Mouvement du nid quand elle a décidé d'arrêter. Au téléphone, elle évoque l'isolement qu'elle a ressenti quand elle se prostituait, la honte, le secret qu'il lui fallait garder, le mépris de clients qui refusaient de la saluer quand ils la croisaient dans les commerces d'une petite ville de province. Elle veut croire que la pénalisation des clients, si elle est adoptée, «va protéger les prostituées, leur donner la possibilité d'appeler la police.»
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Reproche d'instrumentalisation
Pour Morgane Merteuil, 28 ans, travailleuse du sexe et porte-parole du Strass, le syndicat français du travail sexuel les associations abolitionnistes tentent «d'instrumentaliser des témoignages de violences pour justifier leur positionnement politique, ce que nous nous sommes toujours refusé à faire».
Il s'agit, d'une part, de présenter la prostitution comme une violence intrinsèque, et, d'autre part, de mobiliser autour de l'idée qu'il faut pénaliser les clients de la prostitution.
Ce n'est pas en rajoutant de la stigmatisation qu'on va leur donner plus de pouvoir
Morgane Merteuil, porte-parole du Strass
Pourtant, elle est persuadée qu'une telle mesure n'aurait rien changé aux violences subies par les femmes qui ont témoigné:
«Si elles se sont retrouvées dans une situation où elles n'avaient plus aucun pouvoir de négociation c'est parce que c'est passé par des intermédiaires, ce qui est déjà une conséquence de la répression et du stigmate. Ce n'est pas en rajoutant de la stigmatisation qu'on va leur donner plus de pouvoir.»
Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature, qui s'est prononcé contre la pénalisation des clients, aux côtés notamment du Planning Familial, d'Act Up, de Médecins du Monde, du NPA et de diverses associations de personnes prostituées dont le Strass, avance:
«Toute affaire qui donne des détails concrets susceptibles d'intéresser beaucoup en raison de l'identité des prévenus peut se voir utilisée dans le cadre du débat politique sur la pénalisation des clients, sachant qu'il y a peu d'opposition publique à la pénalisation, mais, pour les législateurs, souvent des oppositions exprimées à titre personnel, ou lors du vote. Ça ne fait pas énormément bouger les lignes.»
D'après elle, «la pénalisation des clients est susceptible d'avoir des effets très proches de la pénalisation du racolage passif – ça impliquera pour les prostituées de devoir être encore plus dans l'invisibilité, plus susceptibles de faire l'objet d'exploitations et de violences – c'est une fausse bonne solution.»
Accumulation et calendrier
Si le projet de pénalisation des clients a été supprimé par une commission spéciale du Sénat en juillet 2014, la majorité de ses membres ayant «considéré qu'elle risquait de dégrader la situation sanitaire et sociale des prostituées», ses partisans espèrent pouvoir le réintroduire comme amendement lors de la discussion qui aura lieu fin mars.
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Pour Claire Serre-Combe, d'OLF, le fait que le projet de loi ait été remis à l'ordre du jour, à un moment où il risquait de passer à la trappe, constitue une première victoire, qui résulte d'une mobilisation tout autant dirigée vers le gouvernement que vers le Sénat. «On s'était mobilisés pour le vote de la loi en novembre décembre 2013. C'est une loi qui était vraiment portée par Najat Vallaud-Belkacem. Mais depuis le remaniement ministériel, depuis que son portefeuille des droits des femmes a été élargi à la jeunesse à la ville et au sport, nous ce qu'on a constaté c'est qu'il y a eu un portage politique nettement moins fort du projet de loi sur la prostitution, parce que la ministre a eu un portefeuille nettement plus conséquent à gérer», raconte-t-elle. Elle ajoute que le nouveau président du Sénat depuis octobre 2014, l'UMP Gérard Larcher, est «ouvertement hostile à la loi».
Nous on a remis un énorme coup de pression.
Claire Serre-Combe, d'OLF
«Du coup il a fallu faire des pieds et des mains, faire pression sur le gouvernement pour que la loi soit enfin inscrite à l'ordre du jour du Sénat», dit-elle. «C'est évident qu'il y a un lien de cause à effet: si on ne s'était pas bougé, si on avait fait totalement confiance à la volonté du gouvernement, peut-être que le gouvernement aurait été moins actif sur ce sujet là. Nous on a remis un énorme coup de pression. Par exemple on a incité nos adhérentes et nos adhérents à envoyer des emails au gouvernement et au Sénat demandant l'inscription de la loi à l'odre du jour. C'est plus de 600 emails qui ont été envoyés en 4 ou 5 jours, plus la mobilisation, plus le procès du Carlton.»
Pour les organisations abolitionnistes, cette mobilisation, permise par les hasards du calendrier parlementaire, n'est qu'un début:
«On va mener une mobilisation auprès des Sénatrices et des Sénateurs et on va vraiment avoir besoin d'un portage politique fort au niveau du gouvernement. Dans les équipes des cabinets ministériels, vous avez des conseillers en charge des relations avec le Parlement... On espère qu'il y a un vrai boulot qui va être mené de ce côté là pour que la loi passe.»
Via: slate.fr
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