Les Femen : bonnets pleins, idées creuses

Une bien jolie histoire, un conte contemporain. Des femmes partout se lèvent, furieuses et fières, elles dressent les tétons et le poing. Elles sont tellement nombreuses, des centaines, des milliers, « Liberté, nudité ! » peint sur leur épiderme. Elles s’appellent les Femen, ce sont les femmes nouvelles, celles qui hurlent leur révolte, le front haut, ceint de fleurs. 2012, 2013, déjà elles étaient là, prônant le « sextrémisme » et l’action de terrain, formant leurs combattantes, prêtes à prendre d’assaut la phallocentrisme, ses symboles et ses maîtres. La légende rapporte que sous leurs invectives l’oppression masculine soudain terrorisée rend les armes et s’incline. Ainsi il y eut un soir, et il y eut un matin.

Jean Baudrillard disait : « Nous ne voulons plus d’un destin, nous voulons une histoire ». Une histoire de bonnes femmes, c’est donc ce qu’on nous servait. 2012, 2013, j’ai du mal à comprendre comment il est possible, en France, que ça fonctionne. Ce qui pousse tant de personnes à faire semblant d’y croire. Comme si le féminisme ne pouvait avoir de destin, comme si l’avenir des femmes se résumait à un conte. Il était une fois les Femen, un épiphénomène aussi spectaculaire que contre-productif, énième construction marketing, une fable publicitaire où le réel, encore, se retrouve réécrit. À commencer bien sûr par le mot Femen lui-même : il est rare qu’une fiction puisse infiltrer le réel sans tordre le dictionnaire. Contrairement à ce qu’affirme l’essayiste Caroline Fourest en ouverture de son documentaire Nos seins, nos armes, participant ainsi au délire collectif, femen ne veut pas dire « femme en latin ». Mais « cuisse ». C’est un petit peu moins chic et moins fédérateur, mais comme l’a fait remarquer ailleurs une des fondatrices du mouvement, l’important c’est que « ça sonnait bien ». Le reste est à l’avenant. « Pour la cause, nous n’avons pas peur de nous mettre seins nus ou de porter des bikinis ». Porter des bikinis. Du mal à comprendre, oui, vraiment.

Il était une fois les Femen, documentaires, articles, interviews, vidéos. Voyage au centre de la misère. L’Ukraine, les années 2000, la fac de Kyiv, trois étudiantes, Anna Hutsol, Oksana Chatchko, Alexandra Chevtchenko, dite Sacha. Dans le documentaire de Caroline Fourest et Nadia El Fani, elles expliquent et racontent. Être une femme en Ukraine : « se marier ou se prostituer ». Anna est activiste, cercles marxistes étudiants, lecture d’August Bebel, La Femme et le socialisme. Ce texte de 1883 lui permet d’acquérir « une certaine expérience de la théorie féministe », qu’elle juge très adaptée au monde contemporain. Elle fonde Nouvelle Éthique, puis, rapidement Femen, avec Oksana et Sacha. Oksana se destinait alors « à devenir nonne, mais a compris que ça n’en valait pas la peine ». Sacha, elle « était dans une secte religieuse ». Devenues militantes, leurs vies ont basculé. Une bien jolie histoire, avec des faits réels.

Aleksandra Shevchenko dans le QG parisien des Femen en septembre 2012.

Anna Hutsol est désormais sociologue ou économiste, ça dépend du contexte, de qui lui pose la question. Elle a participé à la première action faisant entrer en scène la délicieuse Inna Shevchenko, devenue par la suite égérie officielle. Faire tomber la Croix de Kyiv, c’est Inna qui, devant la caméra, jouait de la tronçonneuse. Anna est le cerveau du groupe : « Que ce soit une croix orthodoxe, catholique ou juive, ça n’avait aucune importance. Il fallait que ce soit une croix solide ». Une croix juive, donc. Et notre rousse héroïne de poursuivre doctement : «Chez nous les croix sont érigées sur les collines, c’est une démonstration phallique, pour dire au peuple : regardez, Dieu est avec vous, la religion est avec vous ». Face à tant de sagacité, une unique conclusion s’impose : si Anna Hutsol avait participé à « La Ferme Célébrités », elle aurait inéluctablement éclipsé Ève Angeli. Pourtant, question déconnexions neuronales, à la PETA, y’a du niveau.

Une fiction collective, validée officielle, une bien jolie histoire qui s’écrit en feuilleton. Rentrée 2013 : « Femen se prépare pour une nouvelle saison. Nous ciblons nos ennemis, nous traquons leurs moindres faits et gestes et nous nous préparons à les attaquer ». Depuis la fin des années de plomb, l’ultime difficulté des mouvements extrémistes est de cibler l’ennemi, qui n’a désormais pas plus de visage que la finance. Pourrait-on espérer un geste symbolique en accord avec un des beaux clichés de leur site, où l’on voit une Femen faucille dans la main gauche, couilles tranchées dans la droite ? Traqueraient-elles actuellement le Pape, un président, un membre du FMI ou un derviche tourneur, mixant les obsessions de Valérie Solanas (la féministe américaine, auteur de SCUM Manifesto, qui avait tenté de tuer Warhol) avec certaines techniques issues d’Action Directe ? « On ne peut pas réussir une petite révolution dans un seul pays, comme l’Ukraine, notre mouvement doit être international », précise Oksana. Une nuit des Longs Couteaux, des attentats domestiques, une émasculation à l’échelle planétaire ? Abolir le patriarcat, ça commence par la base, et ça aurait le mérite d’être un peu cohérent. Le geste serait lisible. Moins glamour, c’est certain, mais bien plus efficace que des inscriptions ineptes sur 85B. Sans compter que le terme « sextrémisme » ferait sens, enfin sens, sur ce coup-là.

Parce que le « sextrémisme », outre le fait qu’aucune Femen ne soit en mesure d’en livrer la définition, ce qui s’avère un chouia embarrassant pour un néologisme maison, je ne vois pas tellement où il se trouve, en fait. Topless, couronne de fleurs, interventions dites « pacifistes », si c’est ça, rien de nouveau. Un précédant plus drôle : septembre 1990, un débat à l’ONU, bientôt la guerre du Golfe. La Cicciolina, pour mémoire : « Je suis prête à faire l'amour avec Saddam Hussein afin de rétablir la paix au Moyen-Orient. ». La panoplie était très proche, et le sexe invoqué. Mais parce qu’en Ukraine la pauvreté est telle que la prostitution, selon elles, s’impose, nos perturbées Femen ont pour objectif majeur de l’abolir de par le monde. Aussi, plutôt que de s’adresser aux jeunes filles concernées, elles préfèrent hurler en jarretelles « L’Ukraine n’est pas un bordel », et vociférer dix minutes sur quelques clients potentiels durant la dernière Coupe de l’Euro. Associant très finement le porno à la croix nazie : « The Sexindustry – Faschism of 21st Century », elles évacuent au passage le fait qu’il pourrait exister des femmes qui deviennent sex workeuses par choix. « Witch Bitch », ça on peut. Mais pute, non, houlala.

Elles disent : nos seins, nos armes ; exigent que les femmes deviennent partout libres de disposer de leur corps. Disposer de son corps, jusqu’à un certain point. L’exhiber est prescrit, « plutôt nue qu’en burqa », en faire ce que bon nous semble, c’est un autre problème. En cela, les Femen partagent en tous points les positions du féminisme français dominant, pétri de valeurs petites bourgeoises et de morale bien-pensante, des associations comme Osez le féminisme, jusqu’au sein du gouvernement. Disposer de son corps : oui ; le louer : certainement pas. On ne gagne pas d’argent en louant au patriarcat le corps dont on dispose librement, car c’est collaborer au système oppressif. C’est sûrement dans la même logique que la cohérente Oksana Chatchko inscrit « Fuck God » sur sa poitrine, tout en « gagnant sa vie en peignant des icônes religieuses ».

Le « sextremisme » est comme tout le reste, un outil de communication aussi creux que ces mignonnes petites têtes qui agitent leurs cheveux en deux temps. Pose 1 : droites et topless, braillant le slogan du jour, jusqu’à ce que le service d’ordre, quel qu’il soit, se manifeste. Pose 2 : visage à terre, ou menottes dans le dos, exhiber sa douleur autant que ses meurtrissures, les flashs doivent crépiter pendant que pleuvent les coups. La victimisation est le moteur des Femen. C’est leur fonds de commerce, par là elles revendiquent, justifient, et s’érigent en martyres politiques. Une bonne Femen se doit de finir ecchymosée. Les bleus devenant une preuve : si la violence s’exerce c’est que « la cause est juste ».

« Nous sommes certaines que les femmes du monde entier ont besoin de cette idéologie, ont besoin du féminisme », assène Inna Shevchenko, qui, tout à son épisode mégalomaniaque suraigu, s’imagine que Femen est une idéologie et qu’il n’existe qu’un féminisme. Et également, cela va de soi, que toutes les créatures dotées d’ovaires, « à travers les cinq continents », partagent une culture et des formes oppressives identiques. C’est pourquoi elles ne sont qu’une trentaine, et ne pourront que le rester. Face à l’incarcération d’Amina en Tunisie (elle a quitté le mouvement après sa libération, considérant les Femen comme une organisation islamophobe), aucune mobilisation massive de rue, ni ici, ni sur place. Idem en Égypte, où récemment encore les femmes manifestaient, mais pour leur propre destin, et non pour une fiction qui leur reste étrangère, et n’aspire finalement qu’à les récupérer. Les fins sont personnelles, on n’a là que quelques egos avides jouissant dans une lumière excluant toute particule de vraie sororité.

Invitée sur la chaîne Al Jazeera à expliquer l’action « Plutôt nues qu’en burqa », Inna Shevchenko aurait pu y tenir un discours propre à mobiliser des milliers de femmes musulmanes. Elle aurait pu placer un coin entre ses auditrices et leur burqa, se placer de leur côté, rechercher leur complicité, les amener à prendre conscience du symbole textile de l’oppression. Mais non. D’un geste soudain, après quatre phrases basiques anti-burqa, elle a enlevé son tee-shirt, exultant que le duplex soit aussitôt coupé. Les Femen, une fiction qui se nourrit du réel. Un site internet où sont en vente des tee-shirts à 20 euros fabriqués dans quel pays, par quelles ouvrières, je ne cherche pas à savoir. La légende se veut urbaine, la couronne pastorale. Une bien jolie histoire, qui appelle ceux qui veulent y croire à participer activement. Page contact : « Envoyez vos dons » par chèque, Paypal, ou par virement sur le compte bancaire d’Anna Hutsol. Une conte contemporain.

Cet article est paru dans le numéro 4 de Vanity Fair daté d'octobre 2013.

Via: vanityfair.fr


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