Paroles de femmes ukrainiennes en lutte contre toutes les …

Avec un autre documentaire de la réalisatrice australienne Kitty Green, L’Ukraine n’est pas un bordel, le film d’Alain Margot tourné de mars 2011 à septembre 2013, revient sur l’expérience tragique pour la défense des droits humains en Biélorussie qui a failli couter la vie à trois d’entre elles. Ce, alors que les Mondiaux de Hockey se sont déroulés en mai 2014 au cœur de ce pays, l’un des régimes autoritaires les plus durs et liberticides au monde. Alain Margot fait confiance aux seules vertus des témoignages émanant des actrices d’un mouvement qui marquent durablement par leur maturité mêlée de lucidité. L’ensemble est passé selon un montage organisé comme une pièce de musique, un assemblage sensoriel de creux et de pleins, de rimes et d’assonances, de plages contemplatives et de rebonds douloureux et malicieux.


Pour L’Ukraine n’est pas un bordel, l’approche de Kitty Green de l’intime féminin pris dans un carcan patriarcal reflète quelque chose de l’univers de sa prestigieuse compatriote Jane Campion, qui l’a conseillée pour le montage final. Par sa construction, un chœur et ses répondantes, son film n’est pas sans évoquer la tragédie grecque antique. Face caméra, les Femen apparaissent une par une, élèvent leur voix, disent leur histoire. Puissance d’un documentaire qui se contente de rester constamment au même niveau d’écoute par le simple recueil de témoignages et le recours constant à cette évidence d’une résistance et d’une révolte face à une société viscéralement patriarcale.

L’Ukraine n’est pas un bordel est un film-filet accueillant en son sein une grande part des aspirations et déceptions qui enserrent son champ d’investigation. Certaines Femen disent la nécessité d’un changement de mentalités, le fait de ne pas être tombée dans la prostitution grâce au mouvement, les méthodes d’action dans la protestation publique, les doutes sur l’image souvent véhiculée de la militante (jeune, mince et jolie), le long chemin vers une conscientisation féministe, la quête de responsabilité dans une société ukrainienne outrageusement dominée par les hommes. « J’ai su dès le début que je ne voulais pas que nous nous transformions en organisation féministe classique », explique Anna Houtsol à Der Spiegel. « Je ne voulais pas d’une organisation où les femmes parlent, parlent, parlent, les années filent et rien ne se passe. Nous avons apporté plus d’extrémisme dans le mouvement de défense des femmes. »

La réalisatrice australienne a vécu 14 mois dans l’appartement de l’une d’entre elles, devenant la vidéaste du mouvement et filmant leurs actions comme en Biélorussie où elle fut arrêtée et interrogée longuement. Au final, un paradoxe qui n’en est pas un : des documentaires sur un mouvement hypermédiatisé de l’extérieur, mais que l’on n’avait jamais vu aussi proche, accessible et déchiffrable humainement de l’intérieur. Je suis Femen et L’Ukraine n’est pas un bordel ! sont deux grands morceaux de cinéma qui remuent et interrogent comme rarement.


Face à une soumission volontaire

Aux yeux de Kitty Green, « les voix qui s’élèvent pour critiquer le mouvement devraient avoir l’honnêteté intellectuelle d’étudier et rendre compte précisément de la société patriarcale ukrainienne dont ces jeune femmes sont issues. Hors la prostitution et des emplois subalternes rémunérés nettement moins que les hommes, elle ne leur ménage quasiment aucune perspective sociale et professionnelle autonome, les contraignant au silence et à la soumission absolue à leur rôle traditionnel d’épouse et de mère à venir. Il faut voir l’éducation, le formatage en règle les poussant à se marier au plus vite, qu’elles ont subi, pour mesurer à quel point les actions Femen de résistance et de dénonciation sont pertinentes, émancipatrices et héroïques. »

Cofondatrice du mouvement, dont elle est devenue en Ukraine la porte-parole avant sa répression et dissolution, étant aussi la plus âgée parmi les pionnières, Anna Houtsol explique dans Je suis Femen : « La majorité des gens en Ukraine sont apolitiques et apathiques. Nombre d’entre eux aimeraient revenir à l’Union soviétique, comme mes parents, par exemple. Non par nostalgie d’un empire ou de l’idéologie communiste. Mais ils veulent retrouver l’époque où ils avaient le sentiment d’être protégés et d’autres décidaient pour eux. On leur fournissait la nourriture et le logement. Naturellement cette soudaine liberté, les élections et la démocratie leur sont étrangers. L’URSS et la répression sous Staline leur ont appris que celui qui pense est puni. Ils aspiraient à une vie calme, tranquille et protégée. Plus loin, Inna Chevtencko pose ce constat qui vaut pour l’Ukraine hantée par le spectre d’une guerre civile et où l’oligarque pro-occidental Petro Porochenko, a remporté les élections présidentielles de 25 mai dernier, loin devant Ioulia Timochenko, ancienne princesse du Gaz, égérie de la Révolution orange et ex-Première ministre controversée, ambiguë et populiste : « Aujourd’hui nous vivons dans un pays dévasté où les gens n’ont pas de perspectives, où ils ont peur d’exprimer leurs opinions et besoins. Il y a deux zones : une pour le peuple, pauvre, vide et stérile et une pour le pouvoir, confortable et luxueuse. »

A la fin du film, au cours d’un de ses trajets en train qui la mènent de sa ville natale à Kyiv, Oxana livre la clef d’un engagement ainsi que d’une vie qui s’est aussi faite dès 8 ans en peignant des icônes. Regardant le paysage défiler, cette extraordinaire figure de la résistance déclinée au féminin retrouve l’intuition de Brecht appelant à changer le monde tout en répétant cette volonté et réalité en boucle à l’infini : « Je ne peux accepter de vivre dans cette société avec les règles qu’elle impose. Je me battrai jusqu’au bout même si je suis consciente qui ni moi ni ma génération ne changeront les choses. Mais c’est un début. Nous sommes dans la lignée historique des peuples qui combattent et protestent. Et moi je veux réveiller le peuple, les gens qui dorment dans ces maisons et se contentent de leur bout de terre et d’un travail quelconque. J’aimerai les inciter à se révolter et à changer l’ordre du monde. »


La Liberté guidant le peuple

Au Louvre, la jeune femme pose fièrement devant La Liberté guidant le peuple (1830), monumental tableau signé Eugène Delacroix. Selon le réalisateur Alain Margot, Oxana possède dans son atelier ukrainien plusieurs reproductions de cette œuvre emblématique de luttes émancipatrices. A l’instar d’Oxana, la figure féminine dans la peinture de Delacroix est à la fois une conception de la lutte qu’une personne réelle, à mi-chemin entre le tangible et l’idéel. A voir Oxana se débattre physiquement au fil de nombreuses actions de protestations des Femen depuis 2008, on retrouve par instants la figure allégorique seins nus de Delacroix, mais sans arme, qui participe directement aux combats. La Liberté faite femme en lutte du peintre français ne fédère-t-elle pas le peuple, les faubourgs et la bourgeoisie déclassée dans un même lyrisme révolutionnaire, portée par la construction pyramidale ?

L’action des Femen dans l’histoire des luttes sociales, politiques, humaines et féministes depuis 2008 ? Prenant des risques parfois insensés, objets de maintes arrestations, dont certaines très brutales, violences, intimidations, menaces, emprisonnements, expulsions, meurtre et tentative d’exécution, harcèlement policiers et des services secrets, ces femmes, qui n’ont pas la vingtaine au début du mouvement, mettent en scène leurs corps à demi dénudés bardés de slogans. L’historienne et ancienne membre du Mouvement de libération des femmes (MLF) apparu sur la scène française le 26 août 1970, Christine Fauré, le souligne : « Le corps des femmes est un enjeu. Dire non ça passe par le corps, qu’on le veuille ou pas. » Pour Liliane Kandel, autre figure historique du MLF, ces juvéniles résistantes sont issues « d’un monde dure, difficile, de quasi dictature. Et elles apportent les réflexions et les techniques qui viennent de là. » La sociologue ajoute que les Femen ukrainiennes ont « ont un mode d’action inattendu. Elles viennent en particulier d’un monde où elles ne sont pas soutenues. Alors que nous en 70, on sortait de Mai 68 et on avait tout le mouvement de Mai qui existait encore avec nous. Arrivées dans une société qui était prête à nous entendre, nous n’étions pas isolées. »

Dans une atmosphère d’agit-prop pop et performative visant à dénoncer patriarcat, dictatures et emprise asservissante des religions sur les femmes, elles font de ce corps dénudé de moitié leur arme centrale dans des protestations voulues pacifiques. Elles revendiquent un féminisme radical, le «  sextrémisme  » ou « la sexualité féminine qui s’est insurgée contre le patriarcat en s’incarnant dans des actes politiques extrêmes d’action directe. » (voir le livre Femen). Le mouvement propose une perspective idéologique devant libérer les femmes de toute la planète – dans une perspective internationaliste renouvelée, dont le chantre, Lénine, est l’objet de toute leur admiration – les jeunes ukrainiennes se distinguent néanmoins par leurs convictions politiques dans la configuration actuelle de mouvances féministes agissant essentiellement dans le domaine des «  mœurs  » et appelant à un réformisme législatif. Ces dimensions vont susciter tensions et incompréhensions avec certains groupements féministes en France.

La lutte de Sacha

Le cinéaste Alain Margot confie qu’avec d’autres pionnières, Sacha Chevtchenko gère le mouvement à l’échelon international, par exemple en Allemagne, au Brésil, Espagne, Canada, Bulgarie et Roumanie. Complexée initialement par la petitesse de ses seins, l’amazone féministe se détache immédiatement des actions que les militantes mènent sur de nombreux fronts contre les formes de domination et d’asservissement de l’humain. Lors de l’élection présidentielle de 2010 à Kyiv, elle se rue avec un courage inouï dans le bureau où vote le candidat Viktor Ianoukovitch (qui sera élu), se dévêt le torse et martèle devant les journalistes : “Dosit gvaltouvati Oukraïnou !” (“Stop au viol de l’Ukraine !”). Une autre fois, topless elle a court sur le Maïdan, la place de l’Indépendance de Kyiv, en criant “L’Ukraine n’est pas un bordel !”, façon de protester contre le tourisme sexuel. Elle s’est aussi baignée dans une fontaine pour dénoncer les coupures d’eau chaude fréquentes dans les foyers d’étudiants et la capitale, l’été notamment.


En entretien, elle raconte : « Avant de rencontrer Oxana et Anna, le terme de féminisme m’était totalement étranger, comme à l’immense majorité des jeunes filles ukrainiens. Lorsque nous avons créé la Nouvelle Ethique auquel succéda Femen en avril 2008, nous nous appelions pas « féministes » pendant deux ans, car le mot choquait et effrayait celles que nous voulions. Aux médias, nous disons simplement être un mouvement de femmes, tant la dénomination « féministe » était stigmatisée, telle une injure. ». Selon La Strada, organisme international qui combat le trafic d’êtres humains, 400 000 Ukrainiennes ont quitté le pays, la première décennie suivant la chute du communisme. Parfois de gré, principalement de force, et sont ainsi piégées. Après avoir répondu à une offre d’emploi illusoire, elles acceptent d’aller travailler à l’étranger. Une fois sur place, on leur prend leur passeport et on les oblige à se prostituer dans des bordels de Tel-Aviv, Montréal ou Istambul.

Aux yeux de Sacha, la situation s’est aujourd’hui sensiblement améliorée. Mais les questions davantage liées à la prostitution de masse qu’au tourisme sexuel demeurent irrésolues. « Si la crise n’est plus aussi profonde économiquement, culturellement et socialement que dans le années 90, subsistent notamment ces stéréotypes poussant les filles à se marier avec des étrangers. Les disparités salariales entre les sexes sont criantes. »

Sous sa poitrine, à l’encre violine, la jeune guerrière pacifiste s’est fait tatouer ces vers de Taras Chevtchenko, poète romantique ukrainien du 19e siècle, devenu icône humaniste et nationale incarnant la résistance et la liberté. En entretien elle rappelle ce credo inscrit à même sa peau : « Mes petites colombes, pourquoi vivez-vous dans ce monde ? Vous avez grandi en servant les autres, toutes des étrangères. C’est en servantes que vous verrez vos tresses grisonner. C’est en servantes, mes sœurs, que vous mourrez. » En rupture avec la société ukrainienne, sa mère hostile, son emploi dans la téléphonie mobile dont elle est fut licenciée dès son engagement Femen connu, Sacha a fait le choix assumé d’une cause imposant tous les sacrifices et le plus grand dénuement.

La colère des Femen

Comme le montre à l’envi les films signés Alain Margot et Kitty Green, la colère ritualisée que manifeste les activistes ukrainiennes peut servir à rompre avec ce qui les contraint et asservi, avec des forces répressives visibles ou invisibles visant à les priver de la distance indispensable pour voir et pour juger. Le réalisateur suisse relève aussi que si la médiatisation du mouvement a été une condition importante de sa pérennité, elle fut aussi problématique. « Entre les arrestations, surveillances et emprisonnements, les pressions et sollicitations des médias furent souvent trop élevées pour ces jeunes femmes. Et peu propices pour prendre du recul et mener une réflexion dans un contexte marqué par l’urgence et la précarité. Un nombre important de journalistes affluait ainsi quasi quotidiennement aux domiciles des Femen, les harcelant souvent sans ménagement et se comportant en territoire conquis. »


En janvier 2012, au Forum économique mondial de Davos, l’action conjointe d’Oxana, Sacha et Inna se déroule dans la ligne de mire de snipers. Vêtues de leurs seuls jeans le trio brandit des pancartes aux slogans chomskiens et dürrenmattiens - « Pauvres à cause de vous », « La fête des gangsters à Davos ». Selon le réalisateur de Je suis Femen : « Oxana a choisi de reproduire les accusations adressées aux maitres du monde sur des morceaux de jute, relativement à ce qui reste en ultime ressort à l’être humain qui a tout perdu, sa peau. Ce matériau fait aussi écho à l’extrême paupérisation du plus grand nombre confronté aux politiques de rigueur néolibérales. »
Le 25 février dernier, Place du Trocadéro à Paris, les militantes Yana, Sacha et Oxana, manifestent contre la situation dans leur pays et l’ex-icône de l’opposition ukrainienne récemment libérée Ioulia Timotchenko. Elles manifestent seins nus peints de slogans (L’Ukraine n’est pas libre, La nouvelle marionnette de Poutine, Timotchenko=Ioutchenko) et se tiennent sur des tabourets mimant une pendaison avec une corde autour du cou formée par une immense tresse évoquant l’éphémère égérie de la Révolution orange (2004-2005). Dans Je suis Femen, les propos d’Oxana sont limpides : « Les médias ont donné aux gens une image faussée de Ioulia Timochenko, celle d’une victime, d’une héroïne. Mais elle est loin des besoins du peuple. Quand elle était première ministre, elle n’a rien entrepris pour combattre les injustices. Elle ne s’est pas battue pour les femmes ou pour les prisonniers politiques. Bien qu’elle soit une femme, nous ne la soutiendrons jamais. »

En interview, les cofondatrices de Femen, Oxana et Sacha évoquent les violences conjugales et les viols rarement dénoncés et condamnés, la disparité des salaires de 30 % inférieurs pour les femmes, leur absence au gouvernement, et le fait qu’elles sont parmi les plus faiblement représentées au parlement en comparaison internationale (8%). Et le mariage, « ascenseur social pour les hommes mais tombeau pour les filles ». Sans oublier la pornographie et la prostitution, « un business pour beaucoup d’hommes, mais aussi des femmes ». Face à la prostitution, Sacha s’inscrit dans l’abolitionnisme lancé par l’Anglaise Josephine Butler en 1875 et qui fut le credo de la majorité des mouvements féministes depuis. « Il s’agit de donner toute sa place à la liberté de pouvoir disposer de son corps sans abuser du corps d’autrui, la possibilité de pouvoir vivre sans avoir besoin de se prostituer. » Ce que les trois Femen ne peuvent admettre, ce sont les violences souvent impunies exercées à l’encontre des prostitué-e-s. Elles dénoncent le rôle des mafias dans les réseaux de prostitution et les moyens barbares pour soumettre les filles, assassinées le cas échéant.


Résistance en exil

Les conditions sociales en Ukraine postcommuniste, dont les aspirations déçues suscitées par la Révolution orange (2004-2005), sont indissociables de la naissance et du développement des Femen. Alors que les voix prônant la justice sociale sont rares et peu relayées médiatiquement, des jeunes filles, seins et bras nus bardés de slogans souvent basés sur des jeux de mots, s’insurgent dès 2008 contre la pauvreté, l’inégalité et la corruption partout, l’équité et l’égalité femmes-hommes nulle part. Leurs cibles ? Le machisme, le patriarcat, la perception ambiante de toute jeune femme comme objet sexuel et l’absence de perspectives pour celles et ceux qui ne sont pas de la nouvelle classe de riches. Dans le collimateur de leurs actions publiques, l’état catastrophique du système de santé ukrainien, le dictateur biélorusse Loukachenko interdit de séjour dans l’Union européenne et aux Etats-Unis, Berlusconi, DSK, IKEA, Gazprom, le nucléaire irakien, le G-8, le pape, Poutine…

Le 17 août 2012, sur une colline surplombant la Place Maïden à Kyiv, Inna Schevetchenko, abat à la tronçonneuse une croix catholique de sept mètres dressée illégalement par des activistes polonais pendant la Révolution orange. Un geste réalisé notamment par solidarité avec les Pussy Riot alors en procès. Poursuivie pour blasphème, menacée d’emprisonnement sur le long terme, la seule issue d’Inna est la fuite précipitée hors du pays. Des pionnières du mouvement ont du ensuite s’exiler après une mise en scène des services secrets à leur QG de Kyiv visant à les faire passer pour des « terroristes ». Dans le chaos ukrainien actuel, au cœur d’une partition du pays marquée par une atmosphère de guerre civile, elles ne peuvent plus faire entendre leur voix au pays natal. Anna Houtsol, elle, a vu sa demande d’asile rejetée par la Suisse, dont elle a été expulsée le 31 mars dernier.

Les consciences arpentées

« Il y a aussi notre ami Viktor Sviatski le mal famé. Il n’est ni le chef ni le patron. C’est l’un des hommes qui soutient notre travail et que le sujet passionne. Il comprend et partage nos convictions. C’est un homme féministe », commente Oxana dans Je suis Femen. Ami d’enfance d’Anna Houtsol, le trentenaire Viktor Sviatski venu de la pub tient une place controversée, dans le mouvement. Conseiller politique pour certaines actions publiques ou manipulateur velléitaire ? Dans L’Ukraine n’est pas un bordel, ses paroles sont dures : « Ces filles sont faibles. Elles font montre de soumission, veulerie, manque de ponctualité et de nombreux éléments qui les empêchent de devenir des militantes politiques. Ce sont des qualités qu’il était essentiel de leur enseigner. Ma participation à cette organisation peut être considérée comme une influence patriarcale contre laquelle nous protestons. »

Pour Alain Margot qui a bien connu cet homme tôt révolté contre la corruption, « c’est le manque de professionnalisme qu’il pointe, selon lui, au sein d’un mouvement de filles souvent inexpérimentées qui ont majoritairement la vingtaine. Pour la cinéaste Kitty Green, cet état de fait s’explique : « La culture sur place est profondément patriarcale. Ces filles ont majoritairement connu des relations conflictuelles avec leurs pères. Les interviews menées leur ont aussi permis d’exprimer leurs doutes et questionnement sur les relations femme-homme. Elles se sont émancipées de cette influence. »

Aux yeux de Sacha, « on peut voir dans le film de Kitty Green que cet homme parfois s’emportait, flirtant avec la folie et tenant des propos terrifiants et offensants. Dans le même temps, il était notre ami. Nous avons compris être suffisamment fortes pour devenir indépendantes et nous soustraire à son influence. Il s’est néanmoins montré pertinent dans ses critiques sur certaines actions et nous ne pouvions juste le virer. C’est aussi une part de notre caractère féminin de reconnaître la dimension positive de notre travail en commun. Néanmoins, la scène du film qui le montre dicter un slogan pour une manifestation et se poser tel un possible un maître de marionnettes est de l’ordre de la pure fiction. » Selon elle, il est exclu qu’elles puissent revenir en Ukraine, tant leurs vies et activités y seraient en grand péril dans l’incertitude, la tension et les affrontements que connait le pays.

Au fond, c’est au creux des consciences que passe le souffle des événements, l’enthousiasme ou la dévastation. L’attention à l’autre et le portait sensible de générations contrastées ainsi que de jeunes femmes à la recherche de nouvelles solidarités, font la richesse de Je suis Femen, ce grand documentaire d’histoire humaniste, tout ensemble infiniment douloureux et formidablement vivant, vibrant de luttes et d’espérances qui ont valeur d’exemples universels. Il fait revenir à l’esprit cette réflexion de l’écrivaine russe Nadejda Mandelstam dont la simplicité tragique a su dire l’asphyxie de la culture russe accompagnant la prise de pouvoir par Staline : « Ce n’est pas l’héroïsme mais l’endurance qui était notre unique qualité. »


Hockey et régime autoritaire biélorusse

En été 2011, des opposants biélorusses arrivent à Kyiv et rencontrent les Femen au Café Cupidon. Ils ont fui le régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko au pouvoir depuis 1994. Comme le dévoile Je suis Femen, le fait d’applaudir dans la rue à Minsk, est un signe ostentatoire de protestation et passible d’arrestation. Les récits de ces exilés sont terribles. Dans les prisons du pays, des unités spéciales destinées à la répression des manifestations et s’entraînent sur les détenus, les instrumentalisant comme punchings-balls.

Le 21 décembre 2011, l’action des Femen se tient devant le KGB de la capitale biélorusse, Oxana, Inna et Alexandra N., dont le portrait du dictateur réalisé par Oxana à la manière de Modigliani orne le dos nu, y réclament brièvement la liberté pour les prisonniers politiques. Alors que les journalistes présents sont arrêtés, les Femen sont ensuite kidnappées et violentées subissant un simulacre d’exécution. Face à la presse, Oxana décrit leur calvaire : « On a roulé pendant six heures et dès qu’on bougeait, ils nous battaient. » L’un des tortionnaires de cet « escadron de la mort de Loukachenko » est alors explicite : « Souvenez-vous du sourire de votre maman. Imaginez-vous maintenant son visage, quand elle vous verra mortes et défigurées. » (livre Femen). Oxana poursuit : « Ils nous ont déshabillées et enlevé nos pantalons. On était complètement nues dans cette forêt. Ils nous ont obligés à leur tourner le dos et à nous mettre en levrette. » Dans la forêt glaciale, les bourreaux masqués qui les filment leur ordonnent aussi de porter des pancartes avec une croix gammée. Inna explique : « Ils nous ont aspergées d’essence. Ils jouaient avec leurs briquets. Donc tu te dis : Bon, je vais brûler. » Et Oxana de conclure : « S’ils ne nous ont pas tuées et violées à ce moment-là, c’est tout simplement à cause de la popularité des Femen. » Pour l’ancienne militante du MLF Liliane Kandel : « Ce qui est arrivé aux Femen est d’une autre nature que ce qui nous a jamais menacé en France, Allemagne, Italie ou Etats-Unis. On n’a jamais risqué de se retrouver nues au fond d’un bois parce qu’on réclamait le droit à l’avortement. Ou même parce qu’on envahissait une Eglise un jour de mariage. Le danger n’avait rien à voir. » Agissant sur ordre du pouvoir, les auteurs de ce crime grave n’ont jamais été appréhendés.

En ce mois de mai, le Championnat du Monde de hockey auquel a participé l’équipe de Suisse, vice-championne du Monde, s’est tenu en Biélorussie. Comme le montre Je suis Femen, Oxana, Sacha et Inna notamment manifestent le 1er mars 2012 devant le siège zurichois de la Fédération internationale de Hockey. En slip noir et bottines, les amazones pacifiques brandissent crosses et pancartes. Elles affichent « Loukachenko, jouons à la Hague », référence directe au siège la Cour pénale internationale, juridiction permanente chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité, de crime d’agression et de crime de guerre. Les jeunes femmes crient : « Aucun soutien aux dictatures. Les esclaves ne jouent pas au hockey ! ». Comme à son habitude, l’artiste révolutionnaire qu’est Oxana fait preuve d’une grande inventivité, préparant une couronne christique d’épines tressée de fils barbelés. A Zurich, elle porte une grille de vieux fer rouillé en guise de visière de protection évoquant à la fois le hockey et le carcéral. « A l’instar de nos seins, nos décorations sont nos armes », précise-t-elle.

Bertrand Tappolet

Je suis Femen. Cinéma Scala, Genève. Cinéma ABC, La Chaux-de-fonds. Galeries et Zinema, Lausanne. Rens : www.caravelproduction.ch
L’Ukraine n’est pas un bordel. Site : www.ukraineisnotabrothel.com
A consulter : le livre Femen de Galia Ackerman sur la base de témoignages recueillis auprès des quatre pionnières du mouvement ainsi que le film documentaire coréalisé par Caroline Fourest et Nadia El Fani Nos seins, nos armes visible sur le net.

Via: gauchebdo.ch


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