Tunis et Kairouan, envoyée spéciale. Ils ont quitté Tunis au petit matin pour rejoindre le palais de justice de Kairouan, haut lieu de l'islam, à 160 km de là. Le Renault break fonce sur la route. Mounir, au volant, double tous les camions d'un air anxieux, le portable à l'oreille. Radhia, après tant d'années de combat pour les droits de l'homme, est une habituée de l'inquiétude.
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Tous les deux viennent soutenir Amina, la jeune femme de 18 ans qui doit comparaître devant le juge et qui, depuis quelques semaines, sème le malaise en Tunisie. Elle avait commencé par exposer sur Facebook, en février, des photos de ses seins nus marqués d'une phrase en arabe : "Mon corps m'appartient et n'est source d'honneur pour personne." Elle a été incarcérée le 19 mai après avoir tagué "Femen", du nom de l'organisation féministe, sur le muret du cimetière de Kairouan.
Radhia Nasraoui, célèbre résistante à l'ancienne dictature de Ben Ali, est l'une de ses avocates. Mounir Sboui, le père d'Amina, est un homme déchiré. En famille, ils l'avaient d'abord séquestrée, forcée à lire le Coran. Choqué et blessé par son comportement, il est peu à peu épaté par son courage, ébranlé par son combat : "Amina a toujours été révoltée. Toujours à défendre les démunis, les femmes, la liberté. Elle m'a fait beaucoup souffrir, dit-il, mais elle me fait aussi beaucoup réfléchir, beaucoup rêver."
Ce mercredi 5 juin, Amina grimpe les marches du palais de justice de Kairouan, menottée, couverte du voile jaune imposé aux justiciables en Tunisie, encadrée par des policiers. En voyant son père, elle sourit. Puis disparaît dans le bureau du juge d'instruction où elle doit être entendue, assistée de Radhia Nasraoui et de trois autres avocats.
L'AFFAIRE CRÉE UN SENTIMENT DE GÊNE
Elle a déjà été condamnée à une amende de 300 dinars (140 euros) pour port illégal d'un spray d'autodéfense. C'était le 30 mai, au terme d'un premier procès, où l'avait accueillie, dehors, une foule de badauds en furie, dont un grand nombre de salafistes prêts à la lyncher. Le ministère public a alors bizarrement ajouté trois nouveaux chefs d'accusation : profanation de cimetière, atteinte à la pudeur, constitution d'association de malfaiteurs dans le but porter atteinte aux personnes et aux biens.
C'est que, la veille, un autre événement était intervenu. Trois Femen, deux Françaises et une Allemande, étaient venues s'accrocher aux grilles du palais de justice pour s'exposer seins nus, le corps couvert d'inscriptions, aux cris de "Free Amina". Les passants indignés les avaient conspuées, une femme leur avait jeté des vêtements pour cacher leurs seins, la police les avait embarquées. Leur procès, prévu le 5 juin, a été reporté au 12 juin.
Dans la Tunisie juste sortie de vingt-cinq ans de dictature et où, après la fuite de l'ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, le parti islamiste Ennahda a été porté au pouvoir, en octobre de la même année, l'affaire "Amina" crée un sentiment de gêne.
Aucun parti politique, même de l'opposition, n'a apporté son soutien à la jeune femme à laquelle l'opinion publique, religieuse ou simplement traditionaliste, est hostile. "Rares sont ceux qui osent demander : en quoi ce qu'elle a fait est un danger pour la société ?", constate Sihem Bensedrine, présidente du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT).
"PROVOCATION CONTRE-PRODUCTIVE"
La gêne existe aussi du côté des intellectuels. Celles et ceux qui défendent Amina au nom de la liberté d'expression tiquent sur la méthode. L'argument de la Française Caroline Fourest, favorable à la radicalité des Femen comme contrepoids aux extrémistes salafistes "afin de permettre aux démocrates d'apparaître au juste milieu", ne convainc pas en Tunisie.
Radhia Nasraoui n'est pas seule à le dire : "Je soutiens Amina, mais je ne suis pas d'accord avec son moyen d'action. Dans notre société, si on veut défendre le droit des femmes, on doit prendre en compte l'état d'esprit des gens. La provocation est contre-productive." "Les Femen donnent un argument au gouvernement et aux islamistes qui caricaturent déjà les féministes en athées dévergondées, dit Bochra Belhaj Hmida, ancienne présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates. Elles ont aggravé la situation d'Amina."
Pendant plus de deux heures, mercredi, Amina a répondu aux questions du juge. Elle a expliqué ses sympathies pour le groupe des Femen, découvert sur Facebook. Elle était venue à Kairouan parce que devait s'y tenir une réunion de salafistes. Elle projetait d'écrire sur une banderole : "La Tunisie est un Etat civil et les femmes sont libres". Et n'avait pas l'intention de se dénuder : ç'aurait été "débile", a-t-elle dit en français, car "le message ne serait pas passé" dans une ville religieuse comme Kairouan. Si la constitution d'association de malfaiteurs était retenue, elle encourt six ans de prison. Ses avocats ont plaidé une demande de liberté immédiate. Le juge a trois jours pour se prononcer.
"LA DÉCISION DU JUGE FERA JURISPRUDENCE"
Radhia Nasraoui est en colère. "Je ne supporte pas qu'on parle d'association de malfaiteurs alors qu'Amina n'a rien demandé aux Femen, dit-elle en sortant du bureau du juge. Ce procès me rappelle l'époque de Ben Ali : des accusations mensongères, des falsifications." Elle dénonce une justice à deux vitesses, où l'on envoie Amina en prison alors que les appels au meurtre dont elle est victime sur Internet restent impunis, tandis que les vingt salafistes djihadistes arrêtés pour l'attaque de l'ambassade américaine en septembre 2012 ont bénéficié en première instance d'une peine de deux ans avec sursis.
A la sortie du palais de justice de Kairouan, mercredi, un groupe de passants a interpellé ironiquement Radhia Nasraoui : "Vous avez bonne conscience ?" L'avocate a l'habitude. "Amina est un symptôme. Depuis le 14 janvier , on entend dire sur les femmes ce qu'on n'entendait pas avant. Des dirigeants se demandent s'il faut vraiment punir la polygamie, d'autres s'il ne faut pas revenir à la séparation entre hommes et femmes dans les lieux publics. L'action d'Amina s'explique dans ce contexte."
Le verdict sera symbolique. Selon Souheib Bahri, conseil d'Amina et des trois Femen, "la décision du juge fera jurisprudence : il devra trancher en faveur de la liberté d'expression ou de la pudeur. Dans un sens ou dans l'autre, cela marquera l'avenir politique de la Tunisie".
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Via: lemonde.fr
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