Dans le lointain sillage de l’écrivaine française Violette Leduc qui décrit, par un cri de révolte désespéré, la marginalisation douloureuse d’un être hypersensible, le sentiment d’une femme isolée qui se sent coupable et se croit rejetée par les autres, Eloïse Bouton livre le témoignage d’une écorchée vive. Elle fut deux années durant (2012-14), observatrice et actrice intermittente, tour à tour empathique et désabusée, engagée et déboussolée d’un Mouvement de femmes en lutte contre les injustices et pour les droits humains. Par le menu, elle décrit ce qu’il en coûte dans la vie de tous les jours: menaces, humiliations, gardes à vue, fausses accusations délétères et procès.
Témoignage contrasté
A l’instar des protagonistes imaginées par Violette Leduc, la journaliste s’enferme souvent dans le silence, refuge provisoire dans un monde qui se refuse majoritairement à l’entendre, y compris lors des réunions et discussions internes des Femen dans leur local parisien. Rappelant certaines facettes de l’héroïne de Trésors à prendre, récit de vie signé Violette Leduc, elle évoque l’hostilité des gens autour d’elle. Mais aussi le scepticisme et l’indifférence de la police face aux menaces, harcèlements et fausses accusations dont elle est l’objet. On la considère comme une paria, responsable de ce qui lui est arrivé.
A 31 ans, Eloïse Bouton ne condamne néanmoins pas son expérience de vie au cœur de la branche française de Femen dirigée par Inna Schevchenko, aujourd’hui âgée de 25 ans. Une leader vue comme à fleur de peau sous l’armure d’une militante topless «sextrêmiste», objet de nombreuses menaces de mort. La figure de proue du Mouvement a ainsi échappé avec d’autres le 14 février dernier, lors d’un colloque consacré à la liberté d’expression dans la capitale danoise, à un attentat perpétré dans le sillage du massacre du 7 janvier 2015 ayant endeuillé notamment la rédaction de Charlie Hebdo, dont les Femen ont toujours été très proches.
L’auteure met en lumière, chez la passionaria ukrainienne, une culture de la paranoïa, des maladresses envers certains autres mouvements féministes, des errements et erreurs tant stratégiques que de communication, la radicalité jusqu’au-boutiste et un côté manipulateur, autoritaire et velléitaire. Mais elle soutient, sans réserve de fond, les causes défendues et centrées sur Paris qui est le paysage de son récit.
Critiques de l’image
Sur la réappropriation possiblement ambigüe idéologiquement de certaines icônes notamment de la peinture française par le Mouvement, qui fait de la théâtralisation et de la propagande par l’image détournée, comme celle de frêles bustes dénudés et bardés de slogans, un axe essentiel de ses luttes contre pauvreté, discrimination, patriarcat et machisme, dictatures et diktat des religieux, Eloïse Bouton se montre parfois révoltée. Ainsi, début janvier 2014, dans un contexte de désapprobation croissante marquant les actions du collectif Femen, elle affirme: «La page Facebook Femen International gérée par Anna Hutsol poste en photo de couverture un détournement du tableau Olympia de Manet. A cette composition dévoilant une femme blanche dénudée avec à ses pieds une femme noire qui la regarde, Femen appose l’inscription «Fuck your morals» («Merde à votre morale») sur son torse… En 2014, ce détournement, publié sans légende explicative, affiche un impérialisme indigne d’un mouvement féministe, humaniste, progressiste et international. Je suis consternée.»
Une expérience mitigée
«Femen a réussi un tour de force : inspirer les thématiques féministes dans les débats publics. Car, quoi qu’on en pense, la France n’a jamais autant parlé de féminisme», écrit Eloïse Bouton. Son entrée dans le militantisme «sextrêmiste» est marquée par une action menée le 2 août 2012 en marge des JO d’été à Londres. Entourée d’un essaim de photographes et caméras, buste dénudé frappé du slogan «Olympic Shame» («Honte olympique»). La jeune femme hurle «Kill a Generation» («Tue une génération»), détournant le slogan des Jeux «Inspire a Generation» («Inspire une génération»). Cette protestation vise, pour elle, à mettre en lumière les effets liberticides, coercitifs et délétères de la Charia ou loi canonique islamique sur le corps et la vie de millions de femmes. A la sensation première d’«une transgression jubilatoire, politique et personnelle», succède rapidement dans sa cellule londonienne et au fil des interrogatoires le manque de confiance en soi.
Face aux «rumeurs insensées» concernant les sources de financement de Femen, la journaliste relève la confusion de l’époque entre Femen Ukraine et Femen France. «Femen France est une structure indépendante et une association française (…) dont les comptes sont séparés de la branche ukrainienne depuis sa création le 3 décembre 2012.» En janvier 2014, le compte bancaire de Femen France affiche quelques 21’000 euros de dépenses et 24’000 euros de recettes en 2013, provenant notamment de la vente de produits dérivés et de soirées et fêtes de soutien. «Sur cette même année, les dons provenant de bienfaiteurs privés représentent 10’669 euros». Dans le local parisien des Femen à Clichy-la-Garenne, Bouton dépeint des conditions ascétiques, un «environnement quasi insalubre, sans chauffage ni eau chaude pendant de longues périodes, avec spaghettis et Haribo comme base alimentaire».
L’auteure se décrit comme féministe «en errance» ayant passé par plusieurs groupements aux modes d’actions parfois performatifs comme Osez le féminisme! ou La Barbe. Et s’attaque à certaines figures journalistiques qui, sous couvert de lutte contre les extrémismes de droite, tentent d’instrumentaliser et phagocyter le mouvement. Première cible: l’essayiste, chroniqueuse et enquêtrice Caroline Fourrest, qui a consacré un documentaire fort honorable au mouvement Femen, Nos seins nos armes, visible sur le net et qui a consacré en 2014 un livre à la fois amoureux critique et déceptif à Inna Schevchenko. «Dans la phase faste des Femen, qui jouissent du soutien des médias et de la discrète approbation de la majorité de la classe dirigeante, Caroline ramasse les miettes de nos coups d’éclat et se les accapare», écrit Eloïse Bouton. Les querelles et controverses de Femen France avec certaines féministes françaises sont nombreuses. Ainsi, la Présidente depuis 2011 de Ni Pute Ni Soumises, Asma Guenifi «critique l’absence de mixité au sein du mouvement et y voit une haine des hommes, dénonçant un discours «qui repose sur la mysandrie, ce qui est en contradiction avec nos valeurs», poursuit-il.
Au fil de son ouvrage, l’auteure cite la philosophe et historienne de la pensée féministe française, Geneviève Fraisse: «Dans la stratégie des Femen, la vérité de la domination est mise en lumière à partir du corps des femmes, de la nudité, semi-nudité de ces corps, et puis du texte peint sur la peau nue. Car, en effet, c’est une affaire de vérité.» La découverte des Femen rime avec une dimension extrêmement moderne pour la journaliste. «Leur action remet le corps de la femme au centre des débats féministes, une dimension qui me semblait avoir disparue en France depuis plusieurs dizaine d’années. Il existe aussi un second degré, parfois férocement ironique, que me plait beaucoup. Au-delà du détournement des codes patriarcaux pour se les réapproprier et dénoncer la marchandisation des corps, c’est une composante drôle, tantôt de mauvais goût ou résolument outrancière.»
La militante raconte avoir subi des menaces de voies de fait et injures d’une grande violence. La culture de la paranoïa qu’elle pointe au sein des Femen s’expliquerait-elle notamment par les attaques et mises en cause continuelles dont l’association fait l’objet en France? Eloïse Bouton le pense, en avançant que «le développement du Mouvement est concomitant avec le déploiement des insultes à son égard, ce climat anxiogène de violences et d’agressions. Les insultes les plus marquées se déchaînent dès l’action contre Civitas, catholiques intégristes, en novembre 2012. Comme membres françaises de Femen, nous ne sommes pas habituées à cette opprobre, ces coups et injures. Il me semble qu’Inna est, elle, habituée à recevoir et faire face à des menaces, intimidations, injures, coups et blessures. Mais, nous Françaises, dans notre société et quotidien, ces attaques, cet état de siège permanent nous apparaissent comme irréels… Lorsque, victimes, nous nous rendons dans les commissariats pour déposer plainte, ici,on nous rit à moitié au nez, là les plaintes n’aboutissent jamais».
«344eme salope»
Le 17 décembre 2014, Eloïse Bouton est condamnée à un mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris, pour son action dans l’église de la Madeleine, où elle manifeste seins nus, simulant notamment un avortement près de l’autel avec des morceaux de foie de veau. Elle reconnaît reconduire ainsi une pratique d’action publique historique des luttes féministes, mais hors église, des militantes du MLF, qui balançaient du mou de veau dans les meetings des anti-avortement dans les années 1970.
Compris dans une série d’actions entreprises par Femen au plan européen pour la défense du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), ce happening politique se place dans le sillage du Manifeste dit des «344 Salopes», rédigé notamment par Simone de Beauvoir pour la défense du droit des femmes à disposer de leur corps par l’IVG. Il intervient alors que ce droit est remis en cause notamment par le gouvernement néoconservateur espagnol. Eloïse Bouton a été condamnée pour exhibition sexuelle. «C’est une condamnation disproportionnée et discriminatoire, un procès pour blasphème déguisé. Elle envoie le message qu’une femme qui utilise la nudité pour défendre des idées n’est pas une militante politique mais une malade mentale», explique l’intéressée en entretien.
Eloïse Bouton, Confession d’une ex-femen, Paris, Ed. du Moment, 2015.
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