On a les féministes qu'on mérite. Entre celles qui se mettent du poil au menton et envahissent l'assemblée générale annuelle d'EADS et celles qui se mettent à poil devant Silvio Berlusconi et DSK, les grands hommes de ce début de siècle sont cernés ! Ils n'apprécient pas tous d'être l'objet de telles attentions : les unes se font bousculer en coulisses, tandis que les autres se font coffrer en Tunisie après avoir risqué la mort dans les forêts biélorusses.
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De La Barbe aux Femen, d'un extrême à l'autre, les féministes sont à poil, et prennent des risques. Mais que veulent-elles vraiment ? Le pouvoir ou la fin des dictatures ? Etre des hommes comme les autres ou des femmes fatales ? Qu'ont-elles vraiment en commun, ces femmes ?
Fleur dans les cheveux mais ivre de colère, tronçonneuse en main, la Femen est une bombe, dans tous les sens du terme. Elle remet au goût du jour un courant féministe essentialiste qu'on croyait disparu, qui attribue aux femmes des qualités propres.
La Femme est puissante, plus qu'elle ne le croit. Elle doit en prendre conscience et se réapproprier son corps pour en faire sa fierté et sa force, nous disent-elles. Cette stratégie dite du renversement du stigmate est aussi utilisée par les groupes activistes homosexuels, dont les Femen se sont montrées solidaires : la Gay Pride n'est pas autre chose que cette réappropriation de la condition de l'opprimé par lui-même pour en faire une arme, et une identité.
UNE CRÉATURE DE CIRQUE, UN TRANSFUGE
Les barbues abandonnent au contraire toute prétention à la féminité. La femme à barbe n'est pas vraiment une femme, elle est une créature de cirque, un transfuge qui fait voir l'invisible, en l'occurrence l'omniprésence des hommes dans les lieux de pouvoir. L'air de dire : "Ah bon, il fallait du poil au menton pour en être ?" La Barbe sème la confusion des genres pour dénoncer la collusion entre poils et pouvoir, entre masculinité et domination.
Ce sont donc les hommes que La Barbe met à nu, tout engoncés qu'ils sont dans leurs costumes trois pièces. Adepte du queer, et donc prête à brouiller les frontières entre les genres, mais avocate du peuple des femmes, La Barbe déplace le projecteur sur la source du problème. La condition féminine n'est plus le sujet, c'est l'homme qu'elles nous invitent désormais à déshabiller et à déconstruire.
Des filles à poil ou des femmes à barbe, qui dérange le plus ? A priori les barbues, sobres et dignes, s'en tirent le plus souvent avec des sourires gênés et des "Raccompagnez donc ces demoiselles à la sortie". Leur irruption est ulcérante pour les dignitaires les plus imbus de leurs privilèges (la franc-maçonnerie et l'UMP n'ont pas le sens de l'humour). Mais, pour les notables ordinaires, La Barbe est dérangeante : pris en flagrant délit de non-mixité, ils se regardent, s'interrogent, se remettent enfin (un peu) en question.
Les Femen, quant à elles, récoltent la tempête. Ce n'est pas leur mauvais genre qui dérange, mais leur nudité qui provoque la violence. Pourquoi les corps nus des femmes gênent-ils à ce point ? C'est que, de corps objets (objet de désir, de possession, d'exploitation par les hommes), ils deviennent corps sujets, mus par le libre arbitre d'une femme, hors du champ de la séduction.
VIOLENCE AUX DOMINÉES COMME AUX DOMINANTS
Comme dans l'histoire de l'esclavage, les corps des dominés se rebellent et deviennent les instruments de leur libération. Ce nouveau corps, qui a toujours le goût et la couleur de celui que le Maître avait cru dominer, devient incontrôlable, et ce basculement fait violence à tout le monde, aux dominées comme aux dominants.
Le corps des femmes est un enjeu de taille, comme nous le montre le retentissement de l'affaire de la jeune Tunisienne Amina, une Femen emprisonnée depuis le 19 mai. L'instrumentalisation du corps ne peut que forger chaque jour un peu plus la détermination des combattantes à le jeter dans l'arène, quel qu'en soit le prix.
Le corps des Femen est un écran lumineux, une ardoise sur laquelle on devrait pouvoir écrire n'importe quoi, si ce n'est que ce corps femelle parle de lui-même, et il parle même très fort ! Tout l'art des Femen consiste à maîtriser ce haut-parleur qui hurle quelquefois plus fort qu'elles. Les Femen vocifèrent donc contre le sexisme de façon doublement littérale, en lettres capitales sur la peau nue.
A l'inverse, les femmes à barbe sont le plus souvent muettes, à l'image de leurs vidéos ringardes aux couleurs sépia. Cachées derrière leurs postiches, elles sont des miroirs qui donnent à voir et à entendre le langage des hommes entre eux. Flirtant elles aussi avec l'ennemi, s'incrustant dans des espaces qui ne sont pas faits pour elles, elles prennent le risque de valider les codes de l'élite au pouvoir, et de légitimer ses institutions.
Au sein même du collectif on s'interroge. L'invasion en mars de la scène de l'Opéra de Paris pour protester contre le monopole des postes de direction artistique par les hommes a fait l'unanimité. Mais faut-il investir l'assemblée du groupe Carrefour au Carousel du Louvre, l'air de dire que les femmes aussi veulent en être – pour exploiter les caissières à leur tour ?
RÉPÉTER LES MÊMES MISES EN SCÈNES
Pourtant les militantes, à force de répéter les mêmes mises en scènes partout, ne disent finalement qu'une seule chose : les hommes dominent les institutions qui font la loi, qui font la culture, le cinéma, qui font et défont notre système de santé, qui commentent le sport français, qui règnent sur l'économie et la finance, qui accordent le droit de cité et disent quelles religions sont bonnes à fêter, et comment se maintiendront les privilèges des grands hommes blancs.
Pas d'ambiguïté dans cette dénonciation, même si la solution n'est pas toujours aussi claire : faut-il faire tomber ces hommes de leur piédestal, ou faire monter des femmes à leurs côtés ? "Quand les femmes auront le pouvoir, dit leur manifeste, on verra bien ce qu'elles en feront. En attendant, qu'elles le prennent !" Mais de quel pouvoir s'agit-il ? Veulent-elles en être, ou en découdre ? A chacun et chacune d'en décider.
Le langage des corps est peu subtil, et les Femen aussi jouent sur le fil du rasoir, en donnant aux médias les plus concupiscents ces seins qu'ils voulaient voir. Est-ce qu'elles dénoncent la dictature du sexisme qui pousse les femmes à se mettre à poil pour se faire entendre, ou est-ce qu'elles en renforcent les codes, faisant le bonheur de leurs ennemis ?
Les Femen divisent dans le camp des femmes, dont certaines se sentent trahies par des mises en scène parfois proches de la pornographie, que les Femen sont les premières à honnir. Mais, si le Français moyen apprécie leurs prestations, ce n'est pas le cas des dictateurs et des intégristes de tout poil, que leurs performances visent. D'action en action, les Femen se réinventent et notre regard sur elles évolue.
Lorsqu'en 2012 les Femen arrivent en France à poil sous leur burqa, elles prennent le risque d'alimenter les relents racistes d'un laïcisme antimusulman pressé de rejeter la faute du sexisme sur l'étranger. Lorsqu'une Tunisienne se met à poil sur Internet pour faire sauter la chape de plomb islamiste qui pèse sur le corps des femmes, le message devient limpide et clair et prend une autre dimension.
Surgissant de nulle part, sans légitimité aucune, les corps des militantes sont des blasphèmes, attentats contre les sexismes d'Etat et dictatures intégristes, obligeant chacun et chacune à choisir son camp. Bientôt chaque Femen qui tombe sera remplacée par une autre terroriste dans une réaction en chaîne dictée par la vigueur du sexisme qui les propulse sur le devant de la scène.
DES RÉACTIONS VISCÉRALES
Le scandale des Femen n'est finalement pas tant dans l'acte qu'elles accomplissent que dans le regard porté sur lui. Les réactions viscérales au moindre de leurs soupirs en disent plus long sur le niveau général de sexisme, d'homophobie et de racisme que le tweet antireligieux de leur égérie !
Si leur message ne fait pas consensus, il fait l'actualité, et c'est peut-être ce qui compte. Fait-il disparaître du même coup les discours plus élaborés d'autres féministes peut-être mieux avisées ? Les Femen font-elles la "une", comme le disait une éminente féministe sur France Culture, parce que les médias – dominés par des hommes – sont avides de porter aux nues un féminisme qui disqualifie le féminisme lui-même, pousse les unes à s'entre-déchirer, les autres à tomber dans les oubliettes ? Sans doute. Mais l'histoire dira qui, des médias ou des Femen, se laissera prendre à ce jeu de dupes.
Quant aux barbues, elles continuent leur travail de sape du pouvoir dans l'ombre – délégitimant les grands hommes blancs avec opiniâtreté : ceux qui cumulent tous les mandats ne supportent pas le ridicule. Lorsque La Barbe les épingle devant leurs pairs, elles les influencent plus sûrement qu'une photo à la "une" du Figaro. Ils se regardent, s'interrogent, se remettent enfin (un peu) en question, et laissent passer les lois qui leur imposent enfin les quotas qu'ils méritent. Bientôt ils devront se pousser pour faire de la place à d'autres, ou tomber de leur chaise !
Au bout du compte, si les médias se voient ainsi poussés à annoncer tous les trois ans le renouveau du féminisme, c'est qu'un vieux ressort de la colère des femmes est resté bien remonté. Amis journalistes, plutôt que de nous demander chaque jour ce qu'on pense de nos soeurs féministes, interrogez donc les hommes qui sont ciblés : les notables, les bandits de grands chemins, les intégristes de tout poil et les violeurs.
Demandez-leur ce que ça leur raconte, s'ils y voient autre chose qu'une paire de seins ou quelques postiches, s'ils restent aveugles aux inégalités et aux injustices, et quand est-ce que les hommes vont se mettre à poil à leur tour ? Parce que le problème, ce n'est pas le féminisme. C'est le patriarcat. Nos féminismes ne sont que le reflet du sexisme qui en est l'enjeu.
Via: lemonde.fr
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