Civitas contre les Femen : du visage aux seins nus, ce que Levinas …

Des Femen ont été prises à partie pendant la manifestations. L'une d'entre elles est évacuée par la sécurité (K. TRIBOUILLARD/AFP)

Une Femen prise à partie et violentée pendant la manifestation anti-mariage gay du 18/11/12 (K. TRIBOUILLARD/AFP)

 

Dans "Totalité et infini", le philosophe Levinas parle de l’expérience du visage. Elle désigne toute rencontre avec autrui où ce dernier nous apparaît, par les parties nues de sa chair, comme vulnérable et exposé à la violence. Si la gorge est dénudée, elle fait alors partie de cette notion philosophique de "visage". Si le buste est dévêtu, il se définit également comme visage. Il en irait de même pour les seins, le ventre, les hanches, les cuisses.

 

Le dénuement devant l’autre est l’expression de la fragilité humaine. L’expérience en question, censée être éthique, me met en face de deux sentiments contraires : d’une part, je vois le visage de l’autre comme zone faible pouvant être agressée, exposée potentiellement à la violence ; d’autre part, le dépassement de cet appel à la blessure ou au meurtre s’effectue dans un contre-appel à ne pas frapper, l’interdit fondamental "Tu ne tueras pas", en quelque sorte.

 

Levinas parlait de l’"épiphanie du visage", une manière ordinaire de manifester quelque chose qui était caché.

 

Les Femen, nues ou découvertes ?

 

Avec les Femen, nous pouvons désormais parler de l’exceptionnelle épiphanie des seins. Les Femen ont fait évoluer l’expérience universelle du visage, transformée en expérience médiatique du sein. Là où Levinas parlait du visage et de ses abords immédiats (la nuque, la gorge), les Femen ont non seulement radicalisé cette idée par son extension à d’autres organes, jusqu’au ventre, au bassin, au dos, aux cuisses, mais elles l’ont rendue publique (en se faisant voir ainsi dans la rue) et médiatique (devant les caméras). C’est à la fois au grand public et aux intégristes anti-mariage homosexuel (anti-homosexuels tout court) que les Femen se sont présentées dévêtues.

 

Choquant, non. Étonnant, oui.

 

Je ne pense pas que l’intention des Femen ait été de s’exhiber nues, mais plutôt de se présenter découvertes. Quelle différence ? Exhiber son corps nu en public constitue ou bien une performance en soi (celle du streaker, par exemple) ou bien le résultat d’un étrange besoin. Au contraire, se présenter découvert dans la rue est un moyen. Moyen d’expression par lequel la présentation de son moi corporel privé dans un lieu public sert moins à mettre en avant ses organes biologiques qu’à signifier le sens et la symbolique des organes en question.

 

Une mise en danger volontaire

 

Les Femen ont choisi de se montrer visages découverts mais, plus que cela, seins découverts, ventre, hanches, épaules, cuisses, dos découverts. Découverts, c’est-à-dire non protégés, pour une mise en évidence de leur fragilité d’êtres humains en général et de femmes en particulier, de leur spécificité physique. Découvrir ses seins devant des adversaires, c’est donc les montrer dans leur fragilité.

 

Mais la vulnérabilité d’un organe n’est pas réelle en soi. Elle ne le devient que dans son rapport à ce qui pourrait venir l’agresser, le monde extérieur, autrui, la rue, ses événements, les voitures, les bousculades, les coups. Oui, des seins nus ne conviennent pas à la rue, pour des raisons physiques : l’endroit est dangereux. Les Femen se sont mises volontairement en danger.  

 

Face à une position intégriste sur le mariage gay, les contre-attaquantes ont montré ce qui possède une valeur à la fois érotique et maternelle. Il n’est pas incongru de remarquer que la réalité des seins touche la conduite érotique (avec le ou la partenaire) et le besoin du petit enfant que la mère satisfait avec tendresse. Les seins renvoient aux deux. Voir de cette manière des seins doit être agaçant ou choquant pour l’intégriste.

 

Il en va de même pour les autres parties du corps que les Femen ont découvertes, en particulier le ventre qui, lui aussi, est à la fois érotique et maternel. Il y a donc une logique à faire voir ses seins et son ventre nus à des personnes dont la position idéologique est symboliquement portée par la manière de concevoir l’usage "normal", "moral", que l’on devrait faire de ces organes, à savoir porter et allaiter l’enfant – et seulement cela – d’une mère et d’un père biologiques, à l’exclusion de toute autre forme de parentalité.

 

La vulnérabilité de l’organe ainsi mis à nu tient de sa double nature qui, dans le préjugé intégriste n’aimant que la pureté et ayant une sainte horreur des mélanges, tourne en ambiguïté, en soupçon, devient même un alibi pour ne plus respecter l’interdit fondamental – pourtant religieux, c’est là toute la contradiction – : frapper l’autre, et même pire, frapper le ventre nu de la femme.

 

"La liberté guidant le peuple", Eugène Delacroix, 1831 (SIPA)

 

Mais les Femen sont prêtes à cela et leurs seins découverts dans la rue rappellent forcément "La liberté guidant le peuple" de Delacroix, l’image de la femme qui expose son intime féminité aux dangers de la contestation civile comme pour dire qu’elle est prête à tout.

 

Le vrai visage des intégristes grâce à la provocation

 

Les inscriptions sur le corps des Femen ("In gay we trust", "Fuck you", "Occupe-toi de ton cul") font que le corps découvert devient en plus le support d’un message qui, du coup, relève d’une provocation plus courante, plus évidente, comme un appât, un piège tendu à la lourdeur de l’autre. Il n’est pas outrageant de s’en prendre aux mots de l’autre. Sauf que ces mots sont inscrits sur un corps dévêtu.

 

Inna Chevtchenko, fer le lance des Femen, a expliqué : leur contestation relevait de la provocation au sens strict, c’est-à-dire un acte visant à déclencher chez l’adversaire une réaction révélant sa vraie nature, cachée sous la façade d’un pacifisme anti-gay faisant croire que, dans toutes les familles traditionnelle, tout va bien. Le but était de mettre les intégristes à découvert, les pousser à exhiber leur vrai visage à eux.

 

La seule erreur des Femen, selon moi, a été de se couvrir la tête de coiffes de religieuses. Car la question du mariage homosexuel n’est pas une question religieuse : c’est une question sociétale, religieuse seulement en partie. Et je suis persuadé que des femmes et des hommes d’église sont favorables au mariage gay.

 

Quelle leçon en tirer ?

 

Face à l’intégrisme, l’idée chrétienne "Si l’on frappe la joue droite, tends la joue gauche" constitue la provocation par excellence. Je te tends la joue gauche et nous allons voir jusqu’où va ta stupidité.

 

L’acte des Femen est de l’ordre de la même provocation. Bien sûr, je suis moi-même provocateur en disant que l’action des Femen de dimanche dernier ressemble à une action chrétienne, mais c’est mieux que de répondre par des coups de poing et de pieds sur la tête et le visage, sur les côtes et le bassin, et d’arracher la peau d’une femme en la traînant sur le bitume. Et cela permet surtout, je l’espère, de montrer que toute idée religieuse, politique, sociale, morale ou artistique n’est pas nécessairement intégriste. Ce que les Femen ont probablement compris, en ne provoquant que des extrémistes.

 

La stratégie des Femen a fonctionné et c’est tant mieux. Quelle leçon devons-nous dès lors en tirer ? Il faut espérer que la thématique du mariage homosexuel fasse l’objet d’un débat, d’un vrai, pas seulement à l’Assemblée nationale ou au Sénat, entre techniciens, experts au fond incertain et faux spécialistes inexpérimentés, mais entre citoyens, et partout. Ne dit-on pas qu’il s’agit là d’une question de société ?

 

Il faut que les élus locaux prennent l’initiative de ce débat et qu’il ait lieu jusque dans le village de France le plus reculé. Mais les élus locaux auront-ils l’idée et le courage de se dire que leur rôle est d’organiser des débats autour des questions de société ? Des fois qu’il faudrait prendre position…

 

Via: leplus.nouvelobs.com


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