Femen. Au commencement était la femme

Durant notre rencontre, au Lavoir Moderne à Paris, Inna Shevchenko, l'une des fondatrices de Femen, qui est devenue chef de file du mouvement en le réinventant à Paris, nous a raconté la genèse du groupe féministe, et son évolution, avec ses erreurs, ses blessures et ses victoires.


Quand avez-vous découvert Femen et quand avez-vous décidé de rejoindre le mouvement?
Fin 2008 début 2009. Ça s’est fait un peu par hasard, et tout naturellement. Je n’avais jamais entendu parler de Femen avant, car le mouvement était en train de se créer, et ne s’appelait d’ailleurs probablement pas encore Femen. Au début, c’était un rassemblement d’activistes. J’ai discuté avec plusieurs filles sur les réseaux sociaux, mais nous ne nous disions même pas encore féministes. Ce n’était pas un groupe organisé. Nous savions juste que nous en avions marre de ce que nous voyions autour de nous, nous voulions résister mais nous ne savions pas encore comment. Nous nous sommes cherchées. Nous avons d’ailleurs fait beaucoup d’erreurs, mais elles furent finalement nécessaires, car sans elles, nous ne serions pas devenues ce mouvement international, si retentissant et provocateur. Aujourd’hui, on peut penser ce qu’on veut de ce mouvement mais nul ne peut l’ignorer.

«Nous jouons avec les standards de la beauté»

asile

Et c’est aussi un peu par hasard, du coup, que vos seins sont devenus votre principale arme, en constatant que c’était un bon moyen d’attirer l’attention des médias?
En fait, nous avons longtemps cherché à attirer l’attention de la société sur les problèmes que nous voulions combattre. Et nous nous sommes aperçues qu’il fallait irriter, pas forcément être un «héros positif», mais parfois être un «mauvais héros», pour atteindre les esprits.
Puis nous avons analysé combien les seins sont symboliques, combien il est courageux pour une femme de retirer le haut, non pas pour promouvoir quelque chose, pour sourire et plaire, mais pour intégrer un combat. Nous avons constaté combien, même dans un pays européen comme la France, la poitrine de la femme et de l’homme étaient perçues de manières différentes. Nous devons toujours nous sentir coupable de nos seins! Contrairement aux hommes qui peuvent retirer leur T-shirt sans être jugé. Ils ne traitent la poitrine féminine que comme un organe sexuel.
C’est ce que nous avons voulu changer en mettant notre corps en action, et en posture d’agressivité –contrairement aux corps passifs et souriants que nous voyons dans les pubs.

Finalement, paradoxalement, vous luttez pour les droits des femmes en renonçant à une partie de votre féminité?
D’une certaine façon, nous renions cette forme traditionnelle de la sexualité et de la féminité. Mais nous jouons, aussi, avec notre féminité.
Pour nos actions, nous nous maquillons, nous jouons avec ces standards de la beauté. 

«Je vais à Paris fonder le vrai Femen»

Vous êtes arrivée en France le 27 août 2012 parce que vous êtes poursuivie dans votre pays pour avoir tronçonné une croix orthodoxe à Kyiv (en soutien aux «punkettes» russes du groupe Pussy Riot). Pourquoi avoir choisi la France, où vous avez même obtenu l’asile politique en juillet dernier?
Je ne me souviens plus exactement quand nous avons commencé à mener des actions à l’étranger, mais dès le début, de nombreuses Françaises voulaient participer.
Et puis, il y a eu des heurts internes (aux Femen), évoqués dans le film «Ukrain is not a brothel» [l’Ukraine n’est pas un bordel, cf plus bas, Ndlr]. A tel point que j’ai voulu quitter le mouvement il y a deux ans. Dans le film, on me voit d’ailleurs en discuter avec une Femen, qui me demande: «Où vas-tu aller?» Et je réponds: «A Kherson, où à  Paris, fonder le vrai Femen». Je rêvais de reconstruire le mouvement à l’aune des erreurs que nous avons commises et que nous reconnaissons –sans vraiment savoir comment faire.
J’avais peur que Viktor [Svyatski, l’un des leaders de Femen à l’époque, avec qui elle a eu une grosse querelle, avant son éviction du mouvement, Ndlr], revienne. Un homme n’abandonne pas comme ça quelque chose où il a un pouvoir.

 

croix

Pensiez-vous que les droits de la femme sont mieux respectés en France qu’ailleurs?
Non, c’était plus un choix stratégique. Pour construire un Femen International. Il fallait donc être dans un endroit central pour les Femen, européen, et dans un centre médiatique.
Je suis donc venue à Paris en juillet pour en discuter avec d’autres Femen, mais je ne pensais pas revenir si vite –et elles non plus!
Mais je suis retournée en Ukraine, où j’ai coupé la croix, après quoi j’ai dû revenir en urgence pour éviter d’être arrêtée –ce qui aurait anéanti mon projet.
Je n’étais pas sûre d’y parvenir, mais on a réussi!

Que risquez-vous en Ukraine?
Cinq ans d’emprisonnement. Je suis recherchée en tant que criminelle, et en octobre dernier, le président ukrainien a expressément demandé mon arrestation pour avoir heurté les religieux.

Etiez-vous déjà venue en France avant cela?
Seulement lors d’un voyage scolaire à 15 ans, donc rien à voir!

«Amina a nui à ce pourquoi elle s’est elle-même battue»

Comment le Lavoir Moderne est devenu votre QG?
Je pense qu’il l’est devenu par surprise pour ceux qui étaient là! Parce que la première fois où je suis venue, en juillet, les propriétaires m’avaient proposé d’organiser quelque chose ici, mais de manière ponctuelle! Et puis je suis arrivée et j’ai accaparé les lieux pour Femen, et c’est devenu un bureau international! Le mois dernier, le théâtre a accueilli une trentaine d’activistes venues de sept pays pour une semaine de «Summer Camp» [le premier camp d’été, qui a eu lieu du 6 au 9 août dans la capitale française, Ndlr].

En quoi consistait ce camp?
Une semaine d’entrainement physique intense (en plus de nos séances hebdomadaires du samedi). Vous savez, on invente constamment de nouvelles techniques d’activisme; nous avons notre propre manière de nous comporter, notre propre style, qui permet de nous identifier en tant que Femen.
Mais il y a aussi tout un entrainement moral nécessaire. Par exemple, quand je demande aux nouvelles recrues de crier des slogans dans des porte-voix, certaines n’y arrivent pas –pas parce qu’elles n’ont pas de voix, mais parce que moralement elles ne peuvent pas, qu’elles n’ont jamais été dans une situation où la femme avait l’occasion de crier sa colère! Elles apprennent aussi à faire face à des situations extrêmes, à affronter le danger…
Enfin, nous avons aussi beaucoup de débats, nous analysons notre idéologie, qui évolue au fil de notre expérience et de nos erreurs. Nous sommes en perpétuelle évolution.

Est-ce que certaines abandonnent?
Bien sûr. Certaines quittent le mouvement, d’autres arrivent, c’est normal. Celles qui partent le font souvent car elles ont des problèmes au travail, ou en famille. Et d’autres car elles ne supportent pas la pression, comme Amina [Sboui, la «première Femen tunisienne» qui a quitté le mouvement après qu’il l’a soutenue jusqu’à sa libération, Ndrl]. Elle a dit, dans une interview, qu’elle n’avait pas accusé Femen d’être islamophobe, mais la vérité c’est qu’elle l’a fait. Et quand je lui ai parlé, elle m’a dit: «Tu comprends, j’ai eu tellement de pression à ma sortie de prison. On me disait sans cesse de quitter le mouvement, parce qu’il est islamophobe, sous l’emprise d’Israël etc.»

Lui en voulez-vous?
Non, mais je suis déçue. Je lui ai d’ailleurs dit quand nous nous sommes rencontrées. Je suis déçue non pas parce qu’elle a quitté le mouvement, beaucoup d’autres l’ont fait et le feront encore, mais elle aurait pu le quitter plus intelligemment. J’aurais souhaité qu’elle ne fasse pas cette erreur stupide, non seulement de nuire au mouvement, mais aussi à ce qu’elle-même a construit. Dire que Femen est islamophobe avec ses actions antireligieuses revient à détruire ce qu’elle-même a fait, ce pour quoi elle est allée en prison! Je pense qu’elle a malheureusement servi les islamistes, qui ont évidemment repris ses propos pour dire: «Regardez, elle regrette».

300 Femen dans le monde

De quoi vivez-vous?
Des dons et des revenus de la
boutique Femen. Et puis on nous prête gracieusement des locaux, comme ici le Lavoir Moderne. Et on économise les voyages du fait d’ouvrir des antennes de par le monde. Mais nous avons besoin d’argent! On appelle aux dons!

Lavoir moderne

Est-ce que vous vivez ici au Lavoir Moderne?
Plus maintenant à cause de l’incendie [le théâtre a été détruit par les flammes au petit matin du 21 juillet. L’enquête suit son cours, mais les Femen privilégient la piste criminelle, Ndlr]. Tout a été détruit, y compris mes affaires personnelles.

Où vivez-vous dorénavant?
Actuellement, je réside à la Cité des Arts [dans le Marais], depuis deux mois, et après je ne sais pas.

Combien y a-t-il de branches dans le monde, et pouvez-vous estimer le nombre d’activistes que compte Femen?
Cette année, après Femen France, nous avons ouvert 10 nouvelles branches en Europe, au Canada, et nous travaillons avec des Mexicaines ici à Paris pour en ouvrir une là-bas. Femen compte environ 300 activistes dans le monde, dont une centaine en France.

«Viktor Svyatski, je le déteste»

Pour revenir à Viktor Svyatski. Pourquoi n’avions nous jamais entendu parler de cet homme avant la présentation du film documentaire «Ukraine Is Not a Brothel»? (de l’Australienne Kitty Green au 70e Festival de Venise)?
C’est une question légitime, que j’ai eue de la part des journalistes, mais aussi des activistes. Et sans cette année en France, je n’aurais sans doute pas été capable d’en parler aujourd’hui. Maintenant que nous avons créé ce que nous avions en tête depuis le début, avec nos idées –qui n’ont jamais été celles d’hommes-, je me sens en confiance pour en parler.
Le fait que les journalistes parlent de lui comme du fondateur du mouvement, de l’inventeur du «topless», me met d’ailleurs très en colère et c’est selon moi une preuve supplémentaire de combien la culture patriarcale est encore dans nos esprits, et particulièrement de journalistes intellectuels pour qui le seul fait qu’il y ait un homme signifie qu’il ait tout fait. C’est ridicule.
Pour le reste, c’est une histoire de faiblesse humaine. C’était un ami d’Anna [Hutsol, une autre des fondatrices de Femen, Ndlr]. Et quand on a commencé à fonder ce mouvement politique, il s’est de plus en plus intéressé, et je ne peux pas nier qu’il nous ait donné de bons conseils, parfois. Puis il s’est montré de plus en plus présent, et ses conseils se sont peu à peu transformés en exigences. Nous n’avons tout simplement pas su comment résister. Nous étions de jeunes femmes qui apprenaient ce qu’est le féminisme, l’activisme, l’indépendance. J’avais 19 ans et il en avait 35. Il était intelligent et sûr de lui.
Nous étions conscientes, depuis le début, qu’il représentait un problème, mais nous ne savions pas comment faire pour nous en débarrasser, et je voulais continuer le combat, alors je l’ai ignoré, jusqu’au jour où il est devenu nécessaire de le virer (vers juin 2012), sans quoi nous ne serions plus là aujourd’hui.
Maintenant que nous avons tiré un trait sur cette face sombre de notre passé, nous avons décidé d’en parler, d’expliquer.

 

La-Mostra-en-mode-feministe

Il n’a plus aucun rôle, aujourd’hui, au sein de Femen ?
C’est toujours un ami d’Anna, donc elle lui parle encore, tout comme Sasha [Alexandra Shevchenko –qui n’a aucun lien de parenté avec Inna, Ndlr]. Mais c’est tout.
Pour ma part, je n’ai aucun contact avec lui. Je le déteste!

Citoyenne du monde

En août dernier, quatre Femen «historiques» (Anna Hutsol, Sasha Shevchenko, Yana Zhdanova et Oksana Shachko) vous ont rejoint en France après la fermeture du bureau ukrainien de Femen. Pouvez-vous nous raconter ce qu’il s’est passé?
Les activistes subissaient une pression énorme en Ukraine. Les deux mois précédant leur venue, alors même qu’il n’y avait plus tellement d’activité dans le pays –pour les raisons précédemment évoquées- elles ont été kidnappées, battues, harcelées…  Et le 27 août, la police a fait irruption dans le bureau en disant: «Nous avons reçu un appel d’urgence nous disant que vous possédiez des explosifs ici». Alors elle les a fait sortir, sans évacuer les autres étages du bâtiment –c’était tellement stupide! Et 10 minutes après, les officiers leur ont dit: «Venez, nous allons fouiller vos locaux, vous pouvez être témoins». Et c’est ainsi qu’ils ont «trouvé» des pistolets, explosifs et autres photos de (Vladimir) Poutine… Cela ressemble à un mauvais scénario de téléfilm! Quand les filles m’ont appelé, on n’en revenait pas, on s’est dit: «Ils ont osé!» Une enquête criminelle a été ouverte. Elles encourent à leur tour cinq ans de prison. Il était donc urgent de les faire quitter le territoire. Aujourd’hui, Oksana, Yana et Sasha sont en France, et Anna est en Suisse.

N’est-ce pas triste que le berceau de Femen ait été obligé de fermer?
Bien sûr que c’est triste, car cela prouve que la société est malade. Qu’il n’y a aucune liberté d’expression ou politique. Mais nous allons continuer à mener des actions là-bas, et en Russie.

L’Ukraine vous manque?
La possibilité de m’y rendre me manque, bien sûr. J’aime mon pays bien que je déteste son système et sa politique. Mais je ne me sens pas citoyenne d’un pays. Maintenant j’ai un autre pays, la France, et je ne sais pas où je serai dans un an!

Via: parismatch.com


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The mission of the "FEMEN" movement is to create the most favourable conditions for the young women to join up into a social group with the general idea of the mutual support and social responsibility, helping to reveal the talents of each member of the movement.

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