Femen, les activistes aux seins nus

Sasha, Inna et Oksana, à Kyiv, le 16 février.

Sasha, Inna et Oksana, à Kyiv, le 16 février.Elise Barthet

Kyiv, envoyée spéciale - Sasha Chevtchenko exhibe sa poitrine comme on brandit une arme de poing. Elancée, fière, sûre de sa beauté, cette jolie blonde aux yeux pétrole, diplômée d'économie, mène, seins nus, une révolution d'un genre nouveau. Depuis quatre ans, elle est l'une des égéries les plus médiatiques du groupe Femen, un mouvement d'activistes basé à Kyiv (Ukraine) célèbre pour ses performances provocatrices. Ses membres, en talons aiguilles et court vêtues, dénoncent, pêle-mêle, la prostitution, le recul de la démocratie, les ingérences du voisin russe et les turpitudes des grands de ce monde, Silvio Berlusconi ou Dominique Strauss-Kahn. Leur seul objectif : réveiller leurs concitoyennes écrasées par les traditions patriarcales.

Pour faire parler d'elles, depuis 2008, les Femen ont fait preuve d'un sens aigu de la mise en scène. Déguisées en soubrettes ou en boxeuses, elles ont manifesté à Paris, Davos, Minsk et plus récemment à Moscou. A Kyiv, aussi, où elles concentrent l'essentiel de leurs actions.

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Quand elles ne sont pas attablées au Café Cupidon, leur quartier général, les membres de Femen se retrouvent généralement dans l'atelier d'Oksana Chatchko. Loué une centaine d'euros dans un appartement collectif, le réduit, mal éclairé, est rempli de vestiges de leurs actions passées. Sur le sol maculé de peinture, des bouts de carton peints. Une dizaine de gants de boxe en haut de l'armoire menacent de s'effondrer.

Oksana Chatchko, dans son atelier, le 16 février.

Oksana Chatchko, dans son atelier, le 16 février.Elise Barthet

Oksana vit dans ce capharnaüm aux faux airs de "Factory". Comme Sasha, cette frêle brunette de 25 ans a grandi à Khmelnitski, une ville moyenne située à 300 kilomètres à l'ouest de Kyiv. Depuis l'âge de 8 ans, elle peint des icônes. Quelques-unes ornent encore les murs de sa chambre, à côté d'affiches grossièrement dessinées à la gloire de Femen. "Plus jeune, raconte-t-elle, j'étais très pieuse, je voulais consacrer ma vie à Dieu. Ce sont mes parents qui ont refusé que j'entre au couvent, alors je me suis mise à étudier la philosophie. J'ai lu Marx, Engels. Et puis, j'ai rencontré Anna Hutsol."

Souvent présentée comme la "chef" de Femen, cette petite rousse de 27 ans est la tête pensante du mouvement depuis ses premières heures. Aussi discrète que ses camarades sont démonstratives, elle en est l'inspiratrice et la théoricienne.

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C'est à l'initiative d'Anna, au début des années 2000, que les jeunes filles créent en dehors de l'université une association exclusivement réservée aux femmes. "L'idée était assez naïve, se souvient Oksana. On organisait des jeux de culture générale, des groupes de lectures, des conférences." La structure, baptisée Nouvelle éthique, a perduré malgré le départ de ses fondatrices. A Khmelnitski, l'horizon était trop limité pour ces ambitieuses. Toujours pionnière, Anna est partie la première. Les autres ont suivi.

Les débuts à Kyiv sont rudes. Chef d'équipe dans une agence de téléphonie, Sasha perd son emploi après la publication dans les journaux de photos d'elle en train de manifester. La jeune militante habite alors avec deux autres filles dans un petit studio mal chauffé au rez-de-chaussée d'un vieil immeuble du nord de la capitale. Le peu d'argent que reçoit Femen lui permet de payer les 90 euros que lui coûte son loyer. "On vivait de pain et de lait, sourit-elle. C'était stimulant. Si on réussissait à survivre, à nous auto-financer, on était sûre d'arriver à nos fins."

C'est cet engagement joyeux, presque exalté, qui a séduit Inna Chevtchenko, 21 ans. Etudiante en journalisme dans l'une des meilleures universités de Kyiv, la jeune fille aux yeux verts originaire de Kherson travaille au service de presse de la municipalité de la capitale quand elle rencontre pour la première fois les Femen. "Avant de faire la connaissance d'Anna Hutsol, j'étais une tout autre personne, dit-elle. J'avais un bon salaire, un bel appartement. Du jour au lendemain, plus rien. Mais j'étais libre."

"ON RÉPÈTE AUX FILLES QU'ELLES DOIVENT SE MARIER"

Pour ces filles "toute simples", comme elles aiment à se décrire, Femen est devenu un travail à plein temps. Chaque matin, vers 10 heures, elles se retrouvent au Café Cupidon pour discuter de la meilleure manière de faire vivre le mouvement. L'idée de manifester seins nus ne s'est pas imposée d'emblée. Pour dénoncer le tourisme sexuel qui gagne du terrain depuis la suppression en 2005 de certains visas d'entrée en Ukraine, les filles ont commencé par se grimer en prostituées. "On défilait avec des t-shirts et des ballons roses. C'est par hasard, au cours d'une protestation contre les coupures d'eau chaude dans les foyers étudiants, que l'une d'entre nous a perdu la bretelle de son haut", se souvient Anna.

Continuer dans cette voie n'allait pas de soi. Quand la question est débattue au sein du groupe, la plupart des activistes hésitent à tomber le haut. Seules les plus enthousiastes comme Sasha et Inna décident de tirer parti du potentiel médiatique d'un tel mode opératoire. Elles sont aujourd'hui une vingtaine sur trois cents à protester de la sorte. La plus jeune a 16 ans, la plus âgée 64. "Ce n'est pas la nudité qui a fait la différence, mais le fait que des femmes s'exposent dans une société dominée par les hommes", assure Oksana. Si le procédé choque, tant mieux. En leur temps, les suffragettes américaines n'en espéraient pas moins. "En manifestant seins nus, les filles se réapproprient leur corps. Elles accomplissent un acte de libération", affirme Anna.

Sur l'un des murs du Café Cupidon, quartier général de Femen.

Sur l'un des murs du Café Cupidon, quartier général de Femen.Elise Barthet

Mais à Khmelnitski, à Kherson, parents et voisins s'affolent. Dans une société dominée par les valeurs familiales, l'exhibition militante de ces jeunes poitrines fait jaser. "Depuis l'enfance, on répète aux filles qu'elles doivent se marier, et si possible avec un riche étranger. Quand elle a su que j'avais manifesté à moitié nue, ma mère a refusé de me parler pendant deux mois, raconte Inna. Mais contrairement à elle, je crois que les femmes ont leur place dans la vie publique, au même titre que les hommes."

C'est cette ambition "révolutionnaire" qui pousse les activistes de Femen à protester tous azimuts. On les accuse d'opportunisme. Elles rétorquent que la cause des femmes ne se distingue d'aucune question sociale, économique ou générationnelle. Et Inna de conclure : "Nous aspirons à la démocratie, comme les Européennes." Passionnée de politique, la jeune fille se verrait bien un jour siéger au Parlement de Strasbourg. Celui d'Ukraine compte aujourd'hui à peine 8 % de femmes. Le gouvernement du premier ministre, Mycola Azarov, n'en compte aucune.

Lire : "Est-ce que le public y voit autre chose que des seins ?"

Pour financer leurs actions, les membres de Femen comptent sur les donations que peuvent effectuer à partir de leur site Internet les bienfaiteurs intéressés. Elles ont également lancé une boutique en ligne qui leur rapporte entre 3 000 et 4 000 euros par mois. L'argent sert à payer les amendes qu'elles doivent régler à chaque arrestation, et à faire vivre ses quatre principales membres. "On a essayé de nous récupérer, mais nous ne roulons pour aucun parti politique", assure Anna. Auto-financé, Femen est un mouvement indépendant.

Ses deux principales égéries ont profité de ce succès. Pourtant, si elles ne vont plus "gola, bossa i ou vinkou", comme dit le proverbe ukrainien ("sans vêtement, sans chaussures, mais avec une couronne de fleurs dans les cheveux"), ce n'est pas encore l'opulence. Pour se souvenir d'où elle vient, Sasha s'est fait tatouer sous le sein gauche au printemps dernier des vers du poète ukrainien Taras Chevtchenko. "Mes tendres, mes jeunes colombes, / Pour qui vivez-vous en ce monde ?" Inscrits à l'encre noire sur sa peau pâle, les mots ressortent comme des zébrures. "Mon corps est une arme, prévient-elle. Une arme puissante."


Elise Barthet

Le cauchemar biélorusse de trois militantes

Inna en parle encore avec une certaine fierté mêlée d'inquiétude. En décembre, elle s'est rendue en Biélorussie, avec Oksana et une autre militante de Femen, pour protester contre la dictature du président Alexandre Loukachenko. Les trois jeunes filles se sont déshabillées devant le siège du KGB à Minsk avant d'être arrêtées, quelques heures plus tard, sur le quai de la gare. "Dix hommes en noir nous ont emmenées, après avoir pris nos passeports et nos téléphones. Nous étions menottées", raconte Inna. Les trois activistes sont interrogées des heures durant. "Ils nous ont demandé qui nous payait, voulaient nous faire avouer que nous étions envoyées par la CIA".

Embarquées à bord d'un bus, les militantes ont roulé toute la nuit jusque dans une forêt de la région de Gomel (à 320 km au sud-est de Minsk). Là, elles ont été forcées à se déshabiller complètement par une température proche de zéro degré. "Ils nous ont versé de l'huile sur le corps, menaçant de nous brûler vives. Avec un couteau, ils nous ont coupé les cheveux et les ont aspergés d'antiseptique vert." Les filles ont fini par être abandonnées "au milieu de nulle part". "On a couru pendant des heures avant de trouver un village, d'où nous avons pu téléphoner", se souvient Inna.

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Via: lemonde.fr


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