« Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité ! »

À peine un son. À peine une phrase. Et le corps est ceinturé. Bâillonné. Jeté à terre. Il se défend. C’est juste un corps de femme. Juste une femme qui crie. Une femme en colère semble-t-il. Une femme qui ne peut plus dormir la nuit peut-être. Une femme qui dérange.

Le communiqué du Monde est laconique : « La fin de la conférence de presse a été brièvement perturbée par une militante qui a fait irruption dans la salle, faisant basculer plusieurs caméras et criant à plusieurs reprises : “Il aura fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité !”, faisant allusion au bilan de la guerre en Syrie. Elle a rapidement été expulsée puis interpellée. »

            « Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité ! »

Je ne la connais pas. Je regarde en boucle ce plan furtif de vidéo. Tout est confus. Peut-être comme bon nombre d’entre nous, elle n’en peut plus. Elle pourrait devenir folle. Elle est à bout de nerfs. Comme nous le sommes aussi. Parce que ce qu’est devenue la France nous fait honte. Nous révulse. Nous révolte. Ou nous anéantit.

            « Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité ! »

C’est le sentiment de l’invariable innocuité des discours que nous tenons qui, sans doute, nous désole. C’est le sentiment que tous les textes que nous pourrons écrire, ici, ailleurs, n’y changeront rien. C’est le sentiment qu’il n’est plus temps de croire à la force de l’écriture. Qu’il n’est plus temps non plus de croire à la parole. Que la parole a perdu son rang. Que l’impuissance est celle des mots que nous dirons, même à vouloir les crier. Parce que l’actualité n’en a que faire. Elle n’en a pas le temps. L’heure est aux potins politiques. Aux potins de vacances. Aux potins à venir dans le grand turn over des existences cycliques. C’est la rentrée.

            « Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité ! »

Il y en aura d’autres encore, évidemment, des morts. Des morts sans nombre. Des morts sans nom. Des morts dont personne ne veut tenir la comptabilité. Des morts qui n’en sont pas, évidemment. Parce que ce sont des morts sans corps. Juste des morts perdus dans la foule des sans-noms. Des sans-corps. Hors connection. Hors marketing. Hors concurrence, évidemment. Des corps qui ne rapportent pas. Ceux pour lesquels se battre fait perdre en compétitivité. Ceux pour lesquels tout le monde va verser une petite larme essuyée au moment de la pub. Évidemment.

             « Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité ! »

C’est une Femen qui a crié. Sont-elles donc seules à savoir encore crier ? Sont-elles les seules qu’on laisse encore crier ? Pourquoi ne crions-nous pas nous aussi ? Nous. Nous tous. Pourquoi ne sommes-nous pas des centaines ? Des milliers ? Pour dire quelle colère est la nôtre à chaque nouveau naufrage. Pour dire quelle horreur est la nôtre devant cette hécatombe. Devant les faux-semblants des politiques et les affectations de ceux qui font porter leur voix. Face à la complaisance d’élus, de décideurs et de commentateurs qui, par ailleurs, se rengorgent d’humanisme. Comment pouvons-nous accepter d’être, comme d’autres avant nous dont nous avons condamné la bassesse, ceux qui ont laissé faire ? Pourquoi ne sommes-nous pas dans la rue ?

            « Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité »

La rue, ou ce qu’il en reste. Tout se passe comme si la rue n’était plus qu’un endroit de passage. Un endroit qu’on n’habite pas. Un endroit qu’on hante. En consommateur zélé. En touriste aiguillé. Ou en clochard écervelé. Comme s’il n’y avait plus de rue qui tienne. Ou qu’on tienne. La rue qui serait celle des spectres qui la traversent, et des affiches qui rient sur ses murs. Sommes-nous, poussés par la logique hideuse de ce qui nous gouverne aujourd’hui, à ce point parvenus au ravalement de soi. Au ravalement de ses pensées de ses colères. Au déni de soi à la fin. Tout juste bons à signer des pétitions via des plateformes qui en ont fait leur business. Qui recyclent nos falotes indignations hesseliennes en entreprises à visées lucratives. Et canalisent nos émotions. Et font, alors, que nous ne sommes que l’ombre de nous-mêmes.

            « Il vous a fallu 200 000 morts pour retrouver votre humanité ! »

C’est une Femen qui a crié. C’est une Femen qu’on évacue. Quelques bras musclés se sont emparés d’elle au milieu de ses hurlements. Qu’importe, faudrait-il dire, un corps qui crie comme on l’emporte est un corps qu’on violente. D’où qu’il vienne, à ce degré de brutalité, fût-elle démocraticisée, un corps traîné ne peut ni ne doit laisser indifférent. Vu que l’image d’un corps qu’on traîne fait immanquablement remonter à l’esprit d’autres images d’autres corps traînés. Vu que l’image d’un corps traîné fait transparaître à chaque fois, sous elle, celle d’un abîme entre des vivants et des morts. Et pourtant, nous ne le dirons pas. Ou pas comme il faudrait. Au-delà de la teneur des mots de la Femen, au-delà de la question de leur sincérité ou de l’effet escompté d’une violence à son encontre, il reste que toute parole étant douteuse, celle-là, même hurlée, ne l’est pas moins que les autres : si la parole est démonétisée, les cris le sont aussi. Tout n’est plus qu’un grand bruit, dans un espace insensible à valeur de monde. Dans un espace qu’on nettoie, qu’on karchérise, aussitôt que veut s’y faire entendre la parole officielle. Pour qu’il en soit saturé. Pour qu’elle y règne, cette parole préparée, en totalité devant les micros et les caméras (voir aussi ici).

             « Il vous a fallu 200000 morts pour retrouver votre humanité »

Tout est récupérable. Les morts. Les Roms. Les migrants. Les réfugiés. Ou les rebuts humains. Même pour les dresser en épouvantails. Surtout pour les dresser en épouvantails. Les ériger en menace, en « pression » comme y invite de tout nouveaux éléments de langage diffusés sur les ondes et dans la presse. Cette récupération, qui prospère sur les décombres de la parole ineptisée, fait advenir un monde du soupçon général, et son rachat par l’institutionnel et la force du pouvoir. Il en ressort une dé-vastation, un étranglement de l’espace, qui nous entraîne aussi, comme ce corps emporté vers les coulisses policières de la comédie médiatique, dans la zone grise sécuritaire. Nous y sommes ramenés à nos préoccupations mesquines, nos intérêts compris et le seul horizon d’un bien-être de magazine. Nos petits plaisirs au péril du reste du monde. Nous en devenons ignobles. 200 000 morts et plus ne nous feront pas dévier d’un pouce de notre envie de jouir. Car ce n’est pas seulement un monde autour de nous que constitue la hantise qui paraît devoir nous gouverner, c’est nous dans ce monde : c’est nous, confits en suffisance et cuistrerie, acteurs et profiteurs d’un nouvel ordre mondial dévastateur.

            « Il vous a fallu 200000 morts pour retrouver votre humanité »

Alors, que reste-t-il à faire ? Assurément prendre date. Et faire en sorte de ne pas être ces lâches qu’on voudrait nous voir devenir. Montrer que nous nous faisons un devoir d’aller au-devant de ceux dont on voudrait que le malheur laisse indifférent. Affirmer que nous ne nous résoudrons pas à supporter que ces gens se perdent, dépérissent, disparaissent sans rien faire. Et que nous ne parviendrons pas à penser que mieux vaut ne pas savoir. Que nous ne nous laisserons pas détourner de nos obligations de contemporains. Nous ne sommes pas à vendre, nous ne serons jamais à vendre, et l’on ne fera pas ce que l’on veut de nos consciences. Il existe toujours, malgré tout, nonobstant le grand barnum électoral à quoi se voit réduite la politique, des mots à dire et des choses à faire. Il n’y a pas de place ici, maintenant, toujours, ailleurs, pour le cynisme et la résignation.

(à suivre…)

Cécile Canut, Alain Hobé

 

 

Via: blogs.mediapart.fr


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