Paris, nouvelle base des activistes aux seins nus

 

Inna Chevtchenko, dans les locaux du mouvement Femen à Paris, le 14 octobre.
Inna Chevtchenko, dans les locaux du mouvement Femen à Paris, le 14 octobre. | Elise Barthet

Inna Chevtchenko est arrivée à Paris sans valise ni rien d'autre en poche que son passeport et son téléphone. "Tout ce que j'ai pu attraper avant de sauter par la fenêtre", explique-t-elle. Egérie très médiatique du groupe Femen – ces activistes qui luttent, seins nus, contre le tourisme sexuel et toute sorte d'atteintes aux droits des femmes dans le monde –, la jeune fille a dû fuir son Ukraine natale pour échapper à la vindicte des autorités.

Depuis qu'elle avait scié le 17 août à la tronçonneuse une croix en bois de sept mètres de haut dressée dans le centre de Kyiv, en soutien aux Pussy Riot, condamnées à Moscou pour "haine religieuse", elle se savait directement menacée. Nuit et jour, "une vingtaine d'hommes" se relayaient au pied de son immeuble. Un matin, aux aurores, six de ces gros bras ont cherché à forcer sa porte. "Leurs coups m'ont réveillé, je n'ai pas eu le temps de réfléchir, j'ai filé", raconte-t-elle.

Des amis, alertés en catastrophe, parviennent à l'exfiltrer en voiture. L'équipée dure plusieurs heures. "Il a fallu changer une dizaine de fois de véhicule, nous étions suivis", raconte la jeune fille. Dans un petit village situé plusieurs kilomètres à l'ouest de la capitale ukrainienne, elle réussit à monter dans un train en direction de Varsovie, où elle restera quatre jours, hébergée chez une sympathisante, avant de s'envoler pour Paris.

Lire : " Les Femen prennent leurs quartiers à la Goutte-d'Or"

Safia Lebdi, cofondatrice de Ni pute ni soumise et élue Europe Ecologie au conseil régional d'Ile-de-France, a suivi heure par heure cette folle échappée. En contact régulier avec les activistes depuis un séjour à Kyiv l'hiver dernier, elle savait que  le mouvement était surveillé depuis la fin de l'Euro 2012 de football. "L'attention médiatique retombée, elles ne bénéficiaient plus de ce cordon sanitaire de journalistes qui les protégeait des représailles du pouvoir", explique-t-elle.

Dans les locaux du mouvement Femen à Paris, le 14 octobre.
Dans les locaux du mouvement Femen à Paris, le 14 octobre. | Elise Barthet

La France avait déjà été envisagée comme une base arrière. Inna y vit aujourd'hui avec un visa de touriste, qui l'oblige a sortir régulièrement de l'espace Schengen. Elle n'a eu "aucun mal", dit-elle, à s'adapter à cette nouvelle "affectation". Avec trois autres militantes ukrainiennes, la jeune fille connaissait déjà Paris pour avoir participé en mars à une performance organisée à l'initiative de Safia Lebdi place du Trocadéro en soutien aux femmes des pays arabes. Elles étaient une dizaine, dos à la tour Eiffel, à arracher leur burqa pour s'exhiber seins nus, dévoilant, peints sur leurs corps, des slogans comme "Intégrisme dégage" ou "No charia".

PASSÉE EN DIX ANS "DU VOILE AU TOPLESS"

Loubna Méliane a fait partie de "ces têtes brûlées". Ancienne militante de SOS Racisme, elle tient depuis la mi-juin la permanence de député de Malek Boutih à Sainte-Geneviève-des-Bois. Son quotidien, elle le partage entre ses deux petites filles, leur père et son engagement militant. Après la manifestation au Trocadéro, véritable acte de naissance des Femen françaises, elle confesse avoir pleuré toute une journée. "C'était très dur de s'exposer comme ça, de voir en photo mon corps de 38 ans marqué par deux grossesses, mes seins, mon ventre", explique-t-elle.

Réinventer sa nudité comme une arme, Safia Lebdi, elle, l'a vécu comme une libération. Passée en dix ans "du voile au topless", elle dit avoir retrouvé au sein de Femen la "fraîcheur" de ses premières années chez Ni pute ni soumise. "Fadela [Amara, ancienne secrétaire d'Etat à la ville] et moi venions du même quartier d'une petite ville de province quand nous avons commencé, rappelle-t-elle. Nous aussi, nous nous sommes confrontées aux féministes établies, en abordant des thèmes comme les mariages forcés, l'excision, le communautarisme. On parlait de notre enfermement au quotidien."

Le mouvement s'est essoufflé, mais le malaise dont il était l'expression persiste. "Il y a de plus en plus de gamines dans les quartiers qui ne peuvent pas s'habiller comme elles veulent, sont agressées verbalement, parfois physiquement, n'ont pas le droit de s'exprimer", regrette Loubna Méliane. C'est à ces "petites sœurs" que la militante aimerait d'abord s'adresser. Le côté brut, le radicalisme et la modernité de Femen pourraient les séduire, croit-elle. "C'est important qu'il y ait une relève."

DEUX GÉNÉRATIONS

Seulement, comme le souligne Safi Lebdi, la plupart des nouvelles recrues sont "déjà conscientisées". Artistes, journalistes, photographes ou étudiantes, elles contactent les activistes via leur page Facebook. "Nous les rencontrons, nous leur posons des questions sur leurs motivations, leur demandons si elles accepteraient de manifester seins nus, explique Eloïse Bouton, 29 ans. Bien sûr, comme en Ukraine, certaines cherchent d'abord à faire parler d'elles."

Celles qui finissent par faire corps avec la cause sont toutes unies par un même sentiment d'urgence. En France, "une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint", rappelle Loubna Méliane. Comme ses camarades, l'ancienne animatrice radio est tenaillée par le besoin de frapper fort, d'en finir avec "le militantisme gentil".

Loubna Méliane à Londres, le 2 août.
Loubna Méliane à Londres, le 2 août. | AFP/WILL OLIVER

Entre les quadragénaires et leurs pupilles, deux générations cohabitent désormais au Lavoir moderne parisien. Le théâtre situé au cœur du quartier populaire et cosmopolite de la Goutte-d'Or, à Paris, prête gracieusement ses combles aux militantes. Depuis l'inauguration du lieu, le 18 septembre, elle s'y retrouvent au moins une fois par semaine, dans une pièce aux murs recouverts de slogans et de représentations à la gloire du mouvement. Un Christ en ruban adhésif marron, féminisé et couronné de fleurs, a même été suspendu aux poutres.

"Nous nous sommes mises au travail dès le premier jour", explique Inna, qui passe le plus clair de son temps au "centre" en compagnie de quatre ou cinq autres régulières. Un "camp d'entraînement pour les féministes", similaire à celui qui existe à Kyiv, doit bientôt voir le jour dans la soupente. L'Ukrainienne souhaite y dispenser des cours de formation à l'activisme et ses dangers. Car la confrontation avec les forces de l'ordre peut être violente : chuter, se débattre, crier et se positionner, cela s'apprend.

"Je ne me suis pas lancée là-dedans à 38 ans pour jouer les pom-pom girls", insiste Charlotte Saliou. Séduite par la dimension artistique des performances de Femen, cette clown expérimentée, "déjà entrée sur scène avec une rose dans les fesses", se doit enseigner à ses camarades l'art de rendre leurs émotions lisibles et placer leur voix. Véritable marque de fabrique du mouvement, ce sens de la mise en scène est "médiatiquement nécessaire, mais il a du sens", affirme Charlotte Saliou.

De plus en plus "efficaces" sur le terrain, comme en témoigne leur performance devant le ministère de la justice lundi, les "filles" rêvent d'exporter leurs actions hors des frontières de l'Hexagone. Elles ont suivi de près les révolutions arabes et certaines entretiennent des liens étroits avec des organisations féministes outre-Méditerranée. "Mais Femen ne doit pas se focaliser sur la montée de l'islamisme, assure Miyabi, 24 ans. Nous combattons les intégrismes religieux au sens large. D'ailleurs, beaucoup de cathos aussi nous ont déjà pris en grippe."

Brocardant tous les cultes avec une hargne égale, Inna n'hésite pas à déclarer qu'elle veut former des "guerrières". Si elle manie avec fougue un vocabulaire aux accents belliqueux évoquant pêle-mêle "attaque", "soldats" et "occupation mondiale", c'est pour mieux provoquer. "En France, les féministes ne parlent qu'entre elles. Dans ce pays, des femmes se sont battues pour porter des jeans et aujourd'hui on les hue quand elles viennent en robe à l'Assemblée. Il faut sortir le féminisme des salons. Nous venons de la rue et c'est dans la rue que nous agissons. Ma place à moi, maintenant, est ici."

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Via: lemonde.fr


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