Elles ont, bien mieux que les autres militances contemporaines, compris comment les messages se communiquaient, pour le meilleur et pour le pire.
Mais qu’arrive-t-il aux Femen? Début 2013, elles investissent, de façon contestable, en plein débat sur le mariage pour tous, Notre-Dame de Paris, que nul service d’ordre ne protège. Puis on les voit assaillir, de façon un peu ridicule, la voiture de DSK au début du procès du Carlton. Or, depuis quelques mois, les Femen choisissent des lieux et rendez-vous hautement sensibles et beaucoup moins tranquilles: elles ont déployé un oriflamme du FN avec saluts nazis au 1er mai de Marine Le Pen, depuis le balcon d’un hôtel de la place de l’Opéra; et, le 13 septembre à Pontoise, les voilà déboulant sur la scène du «Salon de la femme musulmane» pendant qu’y glosaient des imams «rigoristes» dont les vidéos sur YouTube font froid dans le dos.
«Heil Le Pen», était-il écrit sur leurs bustes dénudés le 1er mai. Dimanche dernier, on pouvait y lire un «Personne ne me soumet» de facture très houellebecquienne. Après la critique un peu recuite du conservatisme catholique, après la dénonciation sans risques de notre «jouisseur» national, nos impétrantes pointent désormais leurs torses aux rendez-vous les plus brûlants de la société française, ceux qui remuent nos passions politiques et identitaires: le lepénisme et l’islam radical. S’exposer aux coups des gros bras du FN ou de l’islam radical, services d’ordre parmi les moins pacifistes du pays, atteste d’une volonté et d’un courage peu répandus, à une époque où s’engager revient tout au plus à risquer sa réputation. Le courage physique en impose plus que jamais et vaut preuve de sincérité de l’engagement (à condition d’être filmé).
Ce faisant, elles ont à chaque fois laissé sur place les professionnels des causes en question: ceux de l’antifascisme, le 1er mai, et celles du féminisme, dimanche dernier. Les premiers clament à longueur d’année que le fascisme est le «vrai-visage-du-FN», quand les Femen, elles, le montrent, tout simplement, par l’image étonnante qu’elles ont provoqué et par la manière très brutale dont elles furent évacuées; les secondes, intransigeantes sur la féminisation des titres et intolérantes à la moindre déclaration machiste, ont été bien discrètes sur le «Salon de la femme musulmane».
L’agitprop des Femen a compris, bien mieux que les autres militances contemporaines, comment les messages se communiquaient dans une «vidéosphère», selon l'expression de Régis Debray, que réseaux sociaux et chaînes d’infos accélèrent: par l’image et le son, qui bousculent les affects et imposent le sens, pour le meilleur ou pour le pire, avec les raccourcis et les courts-circuits que cela suppose.
Le langage des Femen n’est pas politique ou idéologique: il est un cri, appréhendable et visible par tous. C’est un féminisme physique, non idéologique: il oppose à la domination masculine non des concepts mais des corps, et plus encore LE corps féminin, à demi nu, devenu banderole, contre tous ceux qui voudraient le cacher ou en faire leur propriété.
Pas de revendication législative chez elles, ni spécifique (comme jadis le droit à l’avortement), ni générale (comme l’égalité homme-femme aujourd’hui): c’est un féminisme post-politique. Ce n’est pas non plus un féminisme militant, qui recherche des adhérents ou des places sur les listes, c’est un féminisme commando qui recherche désormais le soutien, sinon la popularité. Enfin, ce n’est pas ou plus seulement un féminisme tout court, puisque l’action du 1er mai ne visait pas la domination masculine, mais celle de Marine Le Pen, seule femme susceptible, à ce jour, d’être présente au second tour en 2017…
Que veulent donc les Femen en changeant ainsi de cibles, sinon d’objet social, et en se mettant physiquement en danger? On pourra voir en elles de nouveaux Robins des bois sans tunique, qui défient les forces obscures là où elles sont vulnérables, dans leurs plans média ou leurs événements, en leur volant l’image du 20 heures. Ces hold-up médiatiques servent à gâcher la fête de ces méchants, ce qui est en soi satisfaisant pour les militants sur canapé et autres indignés digitaux que nous sommes devenus.
Mais au-delà de spasmes médiatiques qui nourrissent un ou deux jours de JT et de tweets, et font parler sur Facebook, quelle trace durable? Les mauvais esprits diront que le lepénisme et l’islam radical, s’ils ont perdu une bataille, sont loin d’avoir perdu la guerre. A quoi on pourrait rétorquer que, dans la période récente, la lutte contre le lepénisme ou l’islam radical a suscité plus d’intentions que d’actes.
Les Femen incarnent le recyclage inédit, par des manières spécifiquement féminines, de vieilles méthodes masculines de contestation (s’opposer aux forces de l’ordre, ou les provoquer). Leurs actions spectaculaires semblent ainsi l’expression médiatique et extrême d’une «woman pride» qui s’affirme par ailleurs, dans le travail, la consommation, le couple et qui mêle mimétisme masculin et féminité irréductible. Sans teneur idéologique ni ambition politique traditionnelle, cette affirmation bouscule des types d’actions ou de discours fatigués, et sans prise sur le cours des événements.
Reste à voir si les Femen parviendront à échapper aux multiples pièges de la médiatisation et de l’image, à commencer par celui de la durée. Et si ce type d’actions peut faire l’économie de la cohérence des idées.
Via: slate.fr
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