Depuis Minsk, je n’ai plus peur
Le début d’année 2012 est marqué par ce qui s’est passé neuf jours plus tôt. Aleksandra Nemchinova, Oksana Shachko et moi, on s’est rendues à Minsk, la capitale de la Biélorussie, pour manifester notre soutien aux activistes politiques emprisonnés par le dictateur Alexandre Loukachenko. Personne ne sait s’ils sont encore en vie, on ne peut pas leur rendre visite. Pendant la manif, les journalistes ont été arrêtés et leur matériel confisqué. Une quinzaine d’hommes habillés en noir nous ont suivies en direction du bus avant de nous enlever. Ils nous ont interrogées toute la nuit : “Qui vous a demandé de venir, qui a organisé ça ?” On était aux mains du KGB. Le lendemain, ils nous ont remises entre celles d’autres hommes qui portaient un masque. Ils nous ont fait monter dans une voiture, nous ont bandé les yeux, attaché les mains. Ils ont conduit cinq heures. Toutes les quinze minutes, un homme nous disait des trucs du genre : “Je veux entendre votre respiration car dans deux heures ce sera fini”, ou “Imaginez la tête de votre mère quand elle verra votre corps”, puis “Mais d’abord, on va prendre du bon temps avec vous”. Ils nous ont emmenées dans la forêt, ont ordonné qu’on se déshabille entièrement, qu’on se tourne et qu’on s’accroupisse. On a vraiment cru qu’ils allaient nous violer. Ils nous ont frappées avec du bois, nous ont aspergées d’essence et ont joué avec du feu. Ils m’ont coupé les cheveux. Tout a été filmé et commenté : “Regarde ces putes qui protestent, regarde à quoi elles ressemblent maintenant.” Puis ils nous ont abandonnées dans la forêt. Ça nous a pris cinq heures pour trouver un village. J’ai téléphoné à ma mère et prétendu que j’avais perdu mon téléphone. Elle croyait que j’étais morte, comme tout le monde en Ukraine. Nous avons passé le nouvel an à nous remettre du pire jour de notre vie. Mais depuis Minsk, je n’ai plus peur.
Pussy Riot
En février, les Pussy Riot ont joué dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. C’était une sorte de réédition de l’action que nous avions menée le 10 décembre 2011. Même église, mêmes slogans. Au début, ça n’a pas fait tant de bruit. Puis arrive mars et l’élection présidentielle remportée par Vladimir Poutine. Le jour du vote, trois de nos activistes ont essayé de voler l’urne du bureau dans lequel il venait de voter, comme il vole les suffrages des Russes. Elles ont été arrêtées. Oksana a pris douze jours de prison, Irina Fomina cinq et Anna Deda, dix. Elles ont été inculpées de hooliganisme et, officieusement, ne peuvent plus entrer en Russie. Tout comme moi et Yana Zhdanova, qui a mené l’action “Kill Kirill” contre le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Kirill. Je ne peux pas rentrer en Ukraine. Je suis recherchée par la police sur demande du président. Les accusations criminelles contre nous sont la meilleure démonstration que ces gars puissants ont peur de nous.
Tronçonneuse et seins nus
Notre action la plus forte en 2012, c’est lorsque j’ai scié une croix de huit mètres de haut avec une tronçonneuse. C’était la première fois, en Ukraine, que quelqu’un s’attaquait ouvertement à l’Église. L’action s’est décidée vite, du jour au lendemain. La veille, j’ai passé la matinée à couper des arbres dans une forêt avec des bûcherons. On l’a fait par solidarité avec les Pussy Riot, alors en plein procès. Les Femen sont 100 % antireligion. On a été surprises par leurs déclarations à ce sujet. Elles n’ont pas soutenu l’action de la croix et ont déclaré que leur danse n’était pas antireligieuse. Je ne vois pas de logique là-dedans. Les Pussy Riot ont surtout permis de montrer qu’une révolution féministe est possible en Russie. Le changement doit venir de la rue. On n’a pas de lien avec les politiques. Ils veulent soit vous acheter, soit vous utiliser, soit vous tuer.
Le camp de Château-Rouge, à Paris
Nous pensions monter un camp d’entraînement Femen depuis un moment. Après l’action de la croix, tout a changé. Les services secrets sont restés plantés en bas de chez moi pendant trois jours avant de défoncer ma porte. J’ai sauté par la fenêtre. Des amis m’ont récupérée en bas. J’ai filé vers Varsovie et, pendant quatre jours, je me suis demandé où aller. La France a la réputation d’accueillir des réfugiés du monde entier. Elle a aussi une tradition féministe. Ça m’a semblé un bon choix. On était déjà venues en juillet et le Lavoir Moderne parisien nous avait promis un toit si besoin. On avait établi des connexions avec des féministes. Je suis arrivée le 27 août. Pendant vingt jours, on a invité des Françaises à nous rejoindre. On a rencontré plus d’une trentaine de filles. Le 18 septembre, pour célébrer l’ouverture du centre, nous avons fait une marche topless du métro Château-Rouge jusqu’au Lavoir Moderne parisien.
Civitas, mariage gay et dents cassées
Où sont les nouvelles générations de féministes françaises ? En train d’écrire des articles, des livres ? Dans des associations, des cabinets ? Elles ne sont plus dans la rue. On a besoin d’entendre que le monde alentour n’est toujours pas égalitaire. Des femmes nous ont dit : “On aime les Femen, mais on n’en a pas vraiment besoin ici. En France, les hommes ne battent pas les femmes.” Notre dernière action, le 18 novembre, lors de la manifestation de Civitas contre le mariage pour tous, a clairement prouvé le contraire. Notre stratégie est de montrer la réalité, de faire éclater au grand jour les problèmes. Nous avons montré qu’en France, ce pays démocratique et émancipé, il y a encore des hommes qui peuvent taper sur des femmes pacifiques et nues. Chacune de nos actions est une expérience, un test, nous ne savons pas ce qui va se passer avant d’y aller. Ce dimanche-là, on a manifesté au milieu de religieux intégristes qui se promenaient avec des ballons et leurs enfants pour protéger leurs idées. Bien sûr que notre action était provocatrice. Mais quand on a commencé à enlever nos costumes et à crier “In gay we trust”, la façon dont ils ont réagi a été hallucinante. Leur réaction révèle leur vrai visage. En dix secondes, ces gens “pacifiques” se sont transformés en dingues qui nous tapaient dessus. On a saigné, certaines ont perdu des dents. Mais on ne souffrait pas. Notre mission est de dévoiler les dessous de la société patriarcale. Ensuite, c’est aux gens assis dans les cabinets politiques de changer la réalité.
American History X
On a porté plainte et on s’est rendues au commissariat pour les identifier. Un des types portait au mollet un tatouage représentant une fille rousse pendue, un sein dehors, avec l’inscription “Tu as trahi ta race”. Dans les années 90, cette fille se serait fait lyncher par les skinheads pour avoir couché avec un Arabe. Les flics nous ont dit que chez ce type, c’était American History X, avec plein d’imagerie nazie. À travers la vitre sans tain, il a hurlé “Bande de connasses, je vais vous faire la peau.” Beaucoup de ces agresseurs sont prorusses. Dans un mauvais russe, ils ont dit que Poutine allait gagner, un autre est venu au Lavoir Moderne parisien pour dire que “la guerre était déclarée”.
2013
Depuis Paris, nous allons former des filles venant d’Allemagne, de Grande- Bretagne, qui repartiront dans leurs pays créer une branche Femen. Il faut que ce féminisme pop se répande dans le monde entier. C’est un de nos buts de 2013. Nous voulons que la France redevienne le centre du monde féministe. Quant à nous, nous serons toujours des Femen. Quelle autre existence serait possible après ça ?
Via: lesinrocks.com
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