LA FOIRE AU SEXE SUR LA TOUCHE

«Fuck Euro 2012». Le slogan barre le mur jaune de la pièce principale du petit appartement qu’occupent les FEMEN au 21 Michalovsakaïa Street, au centre de Kyiv. Impossible de le rater. Des articles tapissent un local. Ils sont tous agrémentés de grandes images montrant les célèbres activistes du mouvement féministe distillant leur message. Seins nus, of course, conformément à l’usage du groupement fondé en 2008 pour lutter contre le tourisme sexuel et l’exploitation de la femme. Chez les FEMEN, le monde entier le sait, on a la communication dans la peau. Assises derrière une longue table en bois clair, quatre d’entre elles, Inna, Jana, Sacha et Oksana, short ultrasexy ou robe taillée avec le souci évident de ne pas gaspiller le tissu, le martèlent aussi de vive voix à longueur de journée aux journalistes qui défilent.

UN BORDEL GÉANT?

Le discours est rodé et distillé sur un ton désagréablement sentencieux. En substance: l’Ukraine est un bordel géant et la prostitution, pourtant illégale, le fléau numéro un du pays. Une calamité que l’Euro ne fait qu’aggraver, avec la bénédiction de l’Etat, coupable de fermer les yeux sur un marché très lucratif, et celle de l’UEFA, dépositaire de la compétition, et de son patron, Michel Platini, que les militantes n’hésitent pas à qualifier de maquereau. Un plaidoyer diffamatoire mais néanmoins relayé avec une belle unanimité dans les mois qui ont précédé le tournoi. «A l’approche de l’événement, l’industrie du sexe se frotte les mains», titraient les magazines, chiffres propres à pousser au vice le plus prude des supporters à l’appui. Selon les commentateurs, plus de 100 000 prostituées, âge moyen 30 ans, seraient disséminées à travers le pays, prêtes à satisfaire toutes les envies et les caprices du million de visiteurs masculins attendu. Une sorte de mégaboxon, au sein duquel se mêleraient professionnelles et occasionnelles, enseignantes, fonctionnaires, mères de famille cherchant à boucler leurs fins de mois. L’illustré a voulu voir de près.

«LES FLICS NOUS RACKETTENT»

Mardi 12 juin, 22 heures. Nous embarquons dans le van de l’association ENEY, une unité mobile de soins aux prostituées dépendant de l’ONG internationale Alliance VIH/sida. A son bord, Velta, assistante sociale, Nadegda, gynécologue, et Anton, médecin stagiaire. Le bus jaune sillonne la ville deux nuits par semaine, à la rencontre des filles. Au programme, contrôle gynécologique, test VIH express, syphilis, hépatites B et C, prévention et distribution de préservatifs et de matériel divers. Les prestations sont gratuites, les visiteuses enregistrées sous code. «Une trentaine en moyenne par tournée», évalue Velta qui, d’emblée, met à mal la version des FEMEN. «Les chiffres qu’elles colportent sont fantaisistes. Il faut au moins les diviser par deux. A Kyiv (3 millions d’habitants avec la banlieue), on estime à environ 6000 le nombre de prostituées. Quant au prétendu quart de prostituées séropositives, c’est carrément grotesque. Le taux atteint à peine 2%.» La travailleuse sociale jette un deuxième pavé dans la mare des activistes. «Leur stratégie est très ambiguë, sans réelle perspective de changement.»

 

«Les policiers nous rackettent en nous menaçant de mettre nos noms dans la base de données des délinquants»
Maria, prostituée à Kyiv

 

23 h 15. A l’abri des regards, Nadegda examine sa première «patiente». Comme la plupart de ses collègues, Maria (26 ans) travaille dans un appartement qu’elle partage avec deux autres filles. Indépendante, elle se prostitue depuis un an. A l’insu de son fiancé, en stage à Moscou, et uniquement pour l’argent, qui lui permet d’élever sa fille de 7 ans. Avec l’Euro, elle espérait augmenter ses revenus. Raté. Après une semaine de compétition, elle assure qu’aucun étranger n’a encore passé sous sa couette. Pis, alors qu’elle voulait doubler ses tarifs, la voilà contrainte de les réduire pour garder sa clientèle locale: 2000 hryvnia la nuit (250 francs). Pas mal quand même dans un pays où le salaire moyen culmine à 400 francs. «Il faut ça. Ici, la prostitution est officiellement interdite. On risque des amendes et les souteneurs la prison. Alors, à défaut de nous obliger à coucher avec eux, les policiers nous rackettent en nous menaçant de mettre nos noms dans la base de données des délinquants. Leur bienveillance nous coûte plusieurs milliers de dollars par année. Ils sont tous corrompus», dénonce-t-elle en s’enfonçant dans la nuit, les bras chargés de matériel.

Minuit et demi. Ola, 26 ans, divorcée et mère de deux enfants, vient se faire vacciner contre l’hépatite C. Elle non plus n’a pas encore vu l’ombre d’un supporter. Pas grave. Depuis qu’elle a abandonné sa profession de prof de musique, son salaire a explosé. «De 150 à 2000 dollars par mois», confie joyeusement cette rousse aux formes généreuses.

CORRUPTION POLICIÈRE

1 h 10. L’équipe nous dépose près du centre-ville. Les rues sont désertes, la fanzone des supporters itou. Retour à l’hôtel. Dans le taxi, le chauffeur n’ouvre pas la bouche. Pas la moindre proposition coquine, aucun «comité d’accueil» non plus devant ou à l’intérieur de l’établissement, pourtant rempli de supporters. Un soir «sans» peut-être…

Mercredi 13, 11 heures. Elena Tsukerman, une ancienne prostituée de 40 ans, nous accueille au siège de Lega Life, sorte de syndicat des travailleurs du sexe qu’elle a fondé il y a cinq ans. Grâce notamment au soutien de la fondation George Soros, le célèbre financier américain, l’organisation se bat pour dépénaliser la prostitution et donner à ses membres un statut officiel. «Hélas, ce n’est pas demain la veille», se lamente Elena, les yeux levés vers le plafond de son minuscule bureau niché au rez-de-chaussée d’un bâtiment délabré. Elle non plus n’a pas observé le boom annoncé depuis le début du tournoi. «Non seulement les étrangers ne sont pas au rendez-vous, mais les clients locaux sont découragés par les prix. Les filles ont été contraintes de doubler leurs tarifs pour payer les flics.» Corruption. Encore et toujours. Les FEMEN auraient-elles raison? «Non, coupe sèchement Elena. Elles font partie du système. Leur show stupide est plus un appel au tourisme sexuel qu’une dissuasion.» C’est dit. 14 heures. Occupées avec une chaîne de télévision britannique, les activistes en question se font désirer. 15 heures. Inna et ses copines déboulent enfin et entonnent leur credo. Le ton monte lorsqu’on avance que leur sincérité et leur efficacité sont mises en doute. «Nos actions n’ont rien d’ambigu, s’agace Sacha Schevchenko. Manifester nue est un message et une provocation. On veut montrer que la femme ukrainienne, dont la condition est épouvantable, est libre et déterminée à se réapproprier son corps.»

«L’EURO, C’EST CATA!»

17 heures. Responsable de l’association Konvictus, active elle aussi auprès des prostituées, Yulia Tsarevska nous explique que l’Euro favorise surtout les putes de luxe. «Les autres, qui rêvaient de pactole, déchantent.» En cause, les prix et un nombre de visiteurs largement surestimé.

21 heures. Quatre supporters suédois affleurant la trentaine avalent quelques pintes au bar de l’hôtel. Ils attestent n’avoir jamais été sollicités depuis leur arrivée, il y a trois jours. Même constat parmi les six fans britanniques attablés. «Peut-être sontelles toutes à l’Ouest», ose l’un d’eux. Eclat de rire général.

Jeudi 14, 10 heures. Retour à l’association Konvictus. Registre officiel en main, la doctoresse Cholokh tient à rétablir la vérité sur les statistiques du sida dans le milieu de la prostitution. Elle évoque une fourchette entre 2 et 3%. Avant de s’enquérir de Nathalia, une ancienne économiste de 29 ans qui vend son corps depuis six ans sous la «protection» d’un souteneur à qui elle reverse la moitié de ses gains. Un travail parfois difficile, reconnaît-elle, dans un appartement qu’elle partage avec… une dizaine de collègues. «De plus, l’Euro, c’est cata. On est toutes déçues. Les filles venues de province sont déjà reparties.» Le cliché bière-foot-sexe a décidément du plomb dans l’aile. Au centre-ville, les supporters confirment. «Soit les autorités ont fait le ménage, soit on nous a raconté des histoires», analyse Pascal, un Breton qui ne se lasse pas de louer la beauté des Ukrainiennes. A 120 euros l’heure, il se contentera du plaisir des yeux. On passe l’après-midi à arpenter les rues. Mais rien. Ou alors, «le bordel à ciel ouvert» nous échappe.

22 heures. En désespoir de cause, on se rabat sur un stripbar. La ville en compte une vingtaine, dont cinq à six ouverts spécialement pour l’Euro, selon les FEMEN. Déception. La boîte est presque vide. Entre la bière à 2 francs au bistrot du coin et les 80 francs pour la danse topless, 20 francs d’entrée en sus, les supporters ont choisi. Ils sont une quinzaine à se dandiner sur la piste. «La misère», confie le gérant. Vendredi 15. Jour de gloire pour le pays, clame la télévision nationale. Foi d’Ukrainien, les protégés d’Oleg Blokhin piétineront les bleus. A Donetsk, le ciel leur tombera finalement sur la tête. La défaite gâche la fête. 23 heures. Alors qu’Anglais et Suédois croisent le fer, la fanzone se vide. Taxi. Il se dit que, bravant l’interdit, des filles de joie occupent les trottoirs des rues Okrujnaya et Brovarky et de l’avenue Pobedy. Encore un mirage. La horde se résume à trois péripatéticiennes et deux travestis. Direction le Pirates, un stripbar où, croix de bois, croix de fer, on va voir ce qu’on va voir. En un mot: rien. Ou plutôt une dizaine de superbes danseuses se trémoussent autour d’une barre pour une dizaine de clients du quartier avinés. Rideau. Et retour au bercail. Sur le parking, un Allemand de passage négocie une passe. Enfin! Sous nos yeux. Preuve que, contrairement à ce qu’on commençait à croire, on n’a pas de buée sur les lunettes...

Via: illustre.ch


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