Le corps-à-corps des Femen

Le 1er octobre, trois jeunes femmes, assises dans la tribune du Salon bleu, se sont soudainement redressées, ont dénudé d’un coup le haut de leur corps, et ont scandé le slogan qui y était inscrit à l’encre noire : « Crucifix, décâlisse ! » Ça s’est passé au moment où Pauline Marois prenait la parole. À l’écran, on voit la première ministre, qui vient elle aussi de se lever, le regard porté vers le lieu d’où viennent les cris. Ce lieu, ce sont les corps de trois membres de l’organisation militante Femen Québec. Rapidement entraînées hors de la salle par des gardes de sécurité, forcées de se rhabiller, Stéphanie « Sun Art », Julie-Anne Beaulac et Xenia Chernyshova ont ensuite été escortées à l’extérieur du Parlement.

 

Les Femen se sont levées à la tribune du Salon bleu au moment où Pauline Marois prononçait les mots « agir maintenant… ». Et c’est bien ce que les trois jeunes femmes ont fait : elles ont agi, théâtralement, pour dénoncer le statu quo gouvernemental concernant la place du crucifix à l’Assemblée nationale. Parce que les Femen agissent, elles sont des actionnistes. Leur objectif est de surprendre, déranger, troubler l’ordre public par des actions pacifistes où les seuls corps qu’elles mettent en jeu et en péril sont les leurs. Le Web nous permettra de lire nombre de commentaires décriant le fait qu’elles se dénudent, tout comme on ramènera sur le tapis les révélations faites lors de la Mostra de Venise concernant le rôle d’un homme, Viktor Svyatski, lors de la fondation du groupe. (Il faut pourtant écouter Inna Shevchenko raconter comment Femen est né d’un collectif de femmes que Svyatski a tenté de mettre sous emprise, une emprise dont elles se sont libérées.) L’essentiel de ce qui est retenu contre les Femen concerne leur usage de la nudité, comme si ce choix constituait d’une part une provocation, d’autre part une reconduction, bien entendu inconsciente, des stéréotypes féminins et de l’instrumentalisation millénaire des femmes. Toutefois, si on s’en tient à cette seule dimension, on passe à côté de l’intérêt que représente le mouvement Femen : on ne saisit pas, justement, le sens de cet emploi de la nudité.

 

Plus qu’un strip-tease

 

Dans la tradition du militantisme nu mis à profit, au fil des années, par les féministes (qu’on pense aux manifestations tenues dans les années 70), les Femen dénudent leur poitrine pour dénoncer le sexisme et l’exploitation sexuelle des femmes, en lien (ou non) avec les dictatures et les monothéismes. Ce qu’elles font est bien autre chose qu’un strip-tease ! On peut être en désaccord avec le mode d’action choisi, comme on peut leur reprocher un discours politique parfois brouillon et des positions parfois trop radicales contre l’islam ; reste qu’il est important de chercher à comprendre la teneur de leurs actions plutôt que de les rejeter en bloc.

 

Jeunes féministes soldates contre le patriarcat, amazones d’aujourd’hui, les Femen empruntent au monde militaire la mise en danger de soi et l’usage du spectacle. La différence, c’est qu’au lieu de revêtir un uniforme, elles se déshabillent. C’est la peau qui est leur uniforme, une armure bien fragile. Leur façon de manifester est un acte de désobéissance civile dans le contexte dominant d’une misogynie globale ; c’est une façon de quitter l’économie libidinale masculine et le monde tel que vu et dès lors créé par (et pour) le regard masculin. Contre l’immobilité de la poupée et des femmes de la publicité, les Femen proposent le mouvement. Quand elles manifestent seins nus, ce sont les panneaux d’affichage qui descendent dans la rue. Procéder ainsi a pour objectif de dénoncer le sexisme en passant par un de ses symboles, tout comme le fait de mener une action à l’intérieur du Salon bleu en criant « Crucifix, décâlisse ! » avait pour objectif de dénoncer la présence d’un symbole religieux au sein même de l’État en le désacralisant.

 

Corps à lire

 

On pourrait dire qu’en tombant des panneaux d’affichage, les filles nues dévoilent ceux-ci pour ce qu’ils sont : un outil d’objectivation. Ainsi, elles s’en distancient. Le corps des Femen n’est pas un corps qui appelle à jouir ; c’est un corps qu’on est appelé à lire. Leur nudité est un retour du boomerang : les Femen renvoient au visage de l’autre son désir pour la nudité féminine et ce que ce désir signifie politiquement. Mais ce désir, si elles donnent l’impression d’y répondre, c’est pour mieux le refuser. Elles tirent le tapis de sous les pieds ! C’est là un mouvement qu’on trouve chez nombre d’artistes féministes qui se servent des moyens d’oppression et d’expression de la domination masculine pour les retourner, comme un boomerang, là d’où ils viennent. C’est pour cette raison non seulement que les Femen retirent leurs vêtements, mais qu’elles se mettent physiquement en danger. Elles prêtent le flanc, littéralement, pour révéler (dévoiler !) le vrai visage de ceux qui sont en face. Et elles le font en tant que femmes. Leurs corps se dressent contre le corps policier, et elles dénoncent, en faisant mine d’y participer, l’érotisation des femmes dans l’espace public. C’est pour cette raison que les slogans écrits à même la peau sont essentiels : plus qu’un costume, ils sont l’écriture même du corps, un écran contre son érotisation. Les mots sont la peau, sont le vêtement. Il faut se demander, dès lors, ce qui reste vraiment de la nudité ?

 

Le corps des Femen est collectif et symbolique : il représente, il fait image. Mais il est en même temps singulier et organique : il souffre, il peut être blessé. C’est d’ailleurs ce que captent les caméras à la sortie du Salon bleu : la peau rougie, meurtrie, des manifestantes, une peau qui ne laisse aucun doute sur l’effet des mains des gardes de sécurité sur le corps, une peau qui porte les traces d’un réel corps-à-corps. Et ce corps-à-corps n’est pas sans visage. La poitrine des Femen est toujours associée à un visage, contrairement aux corps de femmes morcelés par les publicités ou la pornographie. Ce visage parle ; il crie. Descendre dans la rue, envahir l’espace public, même ici où on aime penser que de telles actions ne sont pas nécessaires, c’est imposer son corps. Et pas n’importe quel corps : un corps de femme. C’est refuser d’être laissée pour compte, reléguée au statut (inoffensif) d’image. C’est s’imposer comme faisant partie intégrante de cette population que représentent les membres de l’Assemblée nationale.


Martine Delvaux - Professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal, romancière et essayiste, auteure de Les cascadeurs de l’amour n’ont pas droit au doublage (Héliotrope, 2012).

Via: ledevoir.com


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